— Trois », la corrigea aussitôt Magrat.
Elle risqua un autre regard circulaire. Les villageois silencieux les fixaient intensément, la figure empreinte d’une tristesse pleine d’espoir ; elle ne voyait pas comment décrire autrement leur expression. Évidemment, toute personne qui passait beaucoup de temps en compagnie de Mémé Ciredutemps et de Nounou Ogg finissait par s’habituer à ce qu’on la fixe des yeux ; les deux vieilles sorcières étaient du genre à occuper l’espace jusqu’à la dernière miette. Et les habitants de la région ne rencontraient sans doute pas souvent de têtes nouvelles, ne serait-ce qu’à cause des forêts impénétrables. Et le spectacle époustouflant de Nounou Ogg mangeant un saucisson avec un plaisir extrême laissait loin derrière même son numéro d’oignons au vinaigre.
Et pourtant… les clients avaient une façon de les fixer…
Dehors, au cœur de la forêt, un loup hurla.
Les villageois assemblés frissonnèrent à l’unisson, comme s’ils avaient répété la scène. Le patron leur chuchota quelque chose. Ils se levèrent à regret et sortirent à la queue leu leu en s’efforçant de rester groupés. Une vieille femme posa un moment la main sur l’épaule de Magrat, secoua tristement la tête, soupira et détala. Mais Magrat y était également habituée. On la plaignait souvent quand on la voyait en compagnie de Mémé.
Le patron finit par venir vers elles en titubant, une torche allumée à la main, et leur fit signe de le suivre.
« Comment vous lui avez fait comprendre pour les lits ? demanda Magrat.
— J’y ai dit : Hé m’sieur, youp-la-boum presse tôt kif-kif numéro trois », la renseigna Nounou Ogg.
Mémé Ciredutemps fit l’essai tout bas et hocha la tête. « Ton p’tit Shane doit beaucoup voyager, c’est sûr, fit-elle observer.
— D’après lui, ça marche à tous les coups », dit Nounou Ogg.
Il n’y avait en fait que deux chambres en haut d’un long escalier tortueux et grinçant. Magrat en obtint une pour elle toute seule. Même le patron avait l’air de tenir à cette répartition. Il s’était montré très empressé.
Mais elle aurait préféré qu’il n’insiste pas autant pour barrer les volets. Magrat aimer dormir la fenêtre ouverte. Elle se retrouvait maintenant dans un local noir et mal aéré.
En tout cas, songea-t-elle, c’est moi la marraine fée. Les autres ne font que m’accompagner.
Elle s’examina d’un œil désespéré dans le tout petit miroir fendillé de la chambre, puis elle s’allongea avant d’écouter ses aînées de l’autre côté du mur épais comme du papier à cigarette.
« Pourquoi tu retournes le miroir vers le mur, Esmé ?
— J’aime pas qu’il me regarde comme ça.
— Il te regarde que si, toi, tu le regardes, Esmé. »
Un silence, puis : « Hé, c’est pour quoi faire, ce truc rond comme un boudin, dis ?
— M’est avis que ça doit être un oreiller, Esmé.
— Ha ! J’appelle pas ça un oreiller, moi. Et y a même pas de couvertures convenables. Comment s’appelle ce machin, tu disais ?
— Je crois que ça s’appelle un duvit, Esmé.
— Nous, on appelle ça un édredon, là d’où je viens. Ha ! »
Un répit. Puis :
« Tu t’es brossé la dent ? »
Une autre pause. Puis :
« Hou-là, t’as les pieds drôlement froids, Esmé.
— Non, pas du tout. Ils sont bien au chaud. »
Encore un silence. Puis :
« Des chaussures ! Tes chaussures ! T’as gardé tes chaussures !
— Parfaitement, j’ai gardé mes chaussures, Gytha Ogg.
— Et tes vêtements. Tu t’es même pas déshabillée !
— On prend jamais assez de précautions dans les pays étrangers. On sait pas quelles sortes d’individus peuvent rôder dehors. »
Magrat se pelotonna sous le… c’était quoi, déjà ?… le duvit et se retourna. Mémé Ciredutemps n’avait besoin que d’une heure de sommeil, semblait-il, alors que Nounou Ogg aurait ronflé sur une traverse de clôture.
« Gytha ? Gytha ! GYTHA !
— ’uoi ?
— T’es réveillée ?
— Maint’nant, oui…
— J’entends un bruit !
— … Moi pareil… »
Magrat sommeilla un moment.
« Gytha ? GYTHA !
— ’uoi encore ?
— J’suis sûre qu’on a secoué nos volets !
— … Pas à notre âge… r’dors-toi donc… »
Il faisait de plus en plus chaud et de plus en plus étouffant dans la chambre de minute en minute. Magrat sortit du lit, déverrouilla les contrevents et les repoussa à la volée d’un geste théâtral.
Elle entendit un grognement, puis le choc sourd plus bas d’une masse s’écrasant par terre.
La pleine lune entra à flots dans la chambre. Elle s’en sentit beaucoup mieux et regagna son lit.
Elle eut l’impression que très peu de temps s’était écoulé lorsque la voix de l’autre côté du mur la réveilla encore.
« Gytha Ogg, qu’est-ce que tu fiches ?
— J’mange un morceau.
— Tu peux donc pas dormir ?
— On dirait que j’arrive pas à trouver l’sommeil, Esmé, fit Nounou Ogg. J’vois pas pourquoi.
— Dis donc, c’est du saucisson à l’ail que tu manges ! Voilà que j’partage mon lit avec une mangeuse de saucisson à l’ail.
— Hé, c’est à moi ! Rends-moi ça… »
Magrat eut conscience de pieds chaussés dans la chambre voisine qui se déplaçaient au beau milieu de la nuit et de volets qu’on repoussait.
Elle crut à nouveau entendre un faible « ouch ! » et un autre choc assourdi.
« Je croyais que t’aimais ça, l’ail, Esmé, dit Nounou Ogg avec aigreur.
— Le saucisson, j’ai rien contre quand il reste à sa place, et sa place c’est pas dans un lit. Et tu te tais, surtout. Maintenant, pousse-toi. Tu prends tout l’duvit. »
Au bout d’un moment, le ronflement profond et sonore de Mémé brisa le silence ouaté. Peu de temps après le rejoignit celui plus distingué de Nounou, laquelle avait eu beaucoup plus d’occasions que sa collègue de dormir en compagnie et avait développé un orphéon nasal moins tonitruant. Le vrombissement de Mémé aurait scié des bûches.
Magrat se replia l’horrible oreiller rond et dur sur les oreilles et se réfugia sous son couchage.
Quelque part sur le sol glacé, une très grosse chauve-souris tentait de reprendre l’air. Elle s’était déjà fait assommer deux fois, la première par un volet ouvert à la va comme j’te pousse et la seconde par un saucisson à l’ail balistique, et elle ne se sentait pas du tout dans son assiette. Un échec de plus, songeait-elle, et je m’en retourne au château. Et puis le soleil va bientôt se lever.
Ses yeux rouges étincelèrent lorsqu’elle les leva vers la fenêtre ouverte de Magrat. Elle banda ses muscles…
Une patte lui atterrit dessus.
La chauve-souris se retourna.
Gredin n’avait pas passé une très bonne nuit. Il avait fouillé tout le secteur en quête de chattes, mais en vain. Il avait rôdé parmi les tas d’ordures et fait chou blanc. Les habitants du patelin ne jetaient pas leurs détritus. Ils les mangeaient.
Il s’était enfoncé au trot dans les bois, était tombé sur quelques loups, s’était assis et leur avait souri jusqu’à ce qu’ils se sentent mal à l’aise et fichent le camp.
Oui, une nuit sans histoires. Jusqu’à cet instant.
La chauve-souris se tortilla sous ses griffes. Le petit cerveau félin de Gredin eut l’impression qu’elle essayait de changer de forme, mais pas question d’endurer ça d’une souris affublée d’ailes.