« Ah, il voudrait maintenant qu’on les mange, dit-elle. Il s’amuse à mettre le feu dedans, et il voudrait qu’on les mange ! »
On aurait pu par la suite tracer sur une carte les déplacements des sorcières à travers le continent au moyen d’une espèce d’étude démographique. On ne trouverait pas de sitôt, dans des cuisines paisibles tendues de rangs d’oignons au sein de villages endormis chaudement nichés au milieu des collines, des aubergistes dont la première réaction serait de se cacher derrière la porte, pris de contractions nerveuses, dès qu’un étranger entrerait à l’office.
Cher Jason,
Il fait bien plus chaud ici. D’après Magrat c’est parce qu’on s’écarte du Moyeu. C’est drôle, l’argent est différent. Faut le changer contre un autre argent qu’a toutes sortes de formes et qui ressemble pas à du bon argent, moi je trouve. On laisse Esmé s’en occupée, elle obtient un très bon taux de changement, c’est pas croyable. Magrat a dit qu’elle va écrire un livre qui s’appellera « Voyager à une piastre par jour », et ce sera toujours la même piastre. Esmé commence à vivre comme une étrangère, hier elle a ôté son châle, si ça continue elle va danser sur les tables. Voici une image d’un pont célèbre, je sais plus lequel. Milles bizous, MAMAN.
Le soleil martelait de ses rayons la rue pavée et notamment la cour d’une petite auberge.
« On a du mal à croire, fit Magrat, que chez nous c’est l’automne.
— Ombré ? Mucho vino con zei, grasse chiasse. »
L’aubergiste, qui ne comprenait pas un traître mot et, de bonne composition, ne méritait sûrement pas qu’on le traite d’ombré, sourit à Nounou. Il aurait souri à n’importe quel client doté d’une telle capacité illimitée à boire.
« Quand même, j’supporte pas ça, toutes ces tables dehors dans la rue », dit Mémé, quoique pas trop durement. Il faisait une douceur agréable. Elle aimait pourtant bien l’automne, c’était une saison qu’elle attendait toujours avec impatience, mais à son âge il était plaisant de savoir qu’il arrivait à des centaines de kilomètres de là pendant son absence.
Sous la table, Gredin somnolait sur le dos, les pattes en l’air. De temps en temps il sursautait tandis qu’il combattait des loups en rêve.
« D’après les notes de Desiderata, dit Magrat en tournant prudemment les pages raides, ils organisent ici à la fin de l’été une cérémonie traditionnelle spéciale ; ils laissent des tas de taureaux courir dans la rue.
— Ça doit valoir le coup d’œil, fit Mémé Ciredutemps. Pourquoi ils font ça ?
— Pour que tous les jeunes gens leur courent après et montrent leur courage, répondit Magrat. Apparemment, ils leur prennent leur rosette. »
Un éventail d’expressions se déploya sur la figure ridée de Nounou Ogg comme un banc de nuages au-dessus d’une plaine volcanique.
« Drôle d’idée, dit-elle enfin. Pourquoi ils font ça ?
— Elle donne pas beaucoup d’explications », répondit Magrat. Elle tourna une autre page. Ses lèvres remuèrent tandis qu’elle lisait. « Qu’est-ce que ça veut dire “cojones” ? »
Elles haussèrent les épaules.
« Hé, faudrait peut-être ralentir sur la boisson, dit Mémé alors qu’un serveur déposait une nouvelle bouteille devant Nounou Ogg. Une boisson verte, ça m’inspire pas confiance, à moi.
— C’est pas vraiment de la boisson, répliqua Nounou. D’après l’étiquette, c’est préparé avec des herbes. On fait pas de boisson sérieuse avec seulement des herbes. Tiens, goûte. »
Mémé renifla la bouteille débouchée.
« Ça sent l’anis, dit-elle.
— C’est marqué “absinthe” sur la bouteille.
— Oh, ça, c’est un autre nom de l’armoise, intervint Magrat qui s’y connaissait en herbes. D’après mon herbier, c’est fouverain pour les troubles de l’eftomac et ça facilite la digeftion.
— Là, tu vois, fit Nounou. Des herbes. Comme qui dirait un médicament. » Elle en versa une dose généreuse à ses deux collègues. « Bois un coup, Magrat. Ça va t’regonfler, c’est très fain pour les feins. »
Mémé Ciredutemps délaça discrètement ses chaussures. Elle se demandait même si elle n’allait pas enlever son gilet. Elle n’avait sans doute pas besoin des trois.
« Faudrait qu’on y aille, dit-elle.
— Oh, j’en ai marre du balai, fit Nounou. Après deux heures de manche, j’ai le beau Tom tout raide. »
Elle regarda les deux autres, l’air d’attendre. « C’est de l’étranger, ça veut dire “cul”, ajouta-t-elle. Mais c’est marrant, parce que des fois le cul c’est le fond d’une bouteille ou d’une jatte, et un cul-de-jatte, c’est un manchot des jambes. Marrant, ça, les mots.
— On est mortes de rire, fit Mémé.
— Le fleuve est large par ici, dit Magrat. Y a de gros bateaux. Je suis jamais montée sur un vrai bateau. Vous savez ? Ceux qui coulent pas facilement ?
— Le balai, ça convient mieux aux sorcières », répliqua Mémé, sans grande conviction toutefois. Elle ne disposait pas du vocabulaire anatomique international de Nounou, mais certaines parties de son anatomie dont elle n’aurait jamais avoué connaître le nom protestaient avec véhémence.
« J’les ai vus, ces bateaux, dit Nounou. Ils ressemblent à de grands radeaux avec des maisons posées dessus. On doit à peine se rendre compte qu’on est sur un bateau, Esmé. Hé là ! à quoi il joue ? »
L’aubergiste était sorti en courant et rentrait les petites tables pimpantes. Il adressa un signe de tête à Nounou et parla avec précipitation.
« Je crois qu’il veut qu’on rentre à l’intérieur, dit Magrat.
— Moi, j’ai envie de rester dehors, fit Mémé. J’AI ENVIE DE RESTER DEHORS, MERCI », répéta-t-elle. Mémé remédiait au problème des langues étrangères en répétant ses phrases plus fort et plus lentement.
« Hé là ! t’arrêtes de vouloir nous enlever notre table ! » cracha Nounou en tapant sur les mains de l’importun.
L’aubergiste se remit à parler à toute vitesse et montra le bout de la rue.
Mémé et Magrat lancèrent un regard interrogateur à Nounou. Laquelle haussa les épaules.
« J’ai rien compris, reconnut-elle.
— ON EST TRÈS BIEN LÀ OÙ ON EST, MERCI », dit Mémé. Les yeux de l’aubergiste croisèrent les siens. L’homme renonça, agita les mains d’un air exaspéré et regagna ses locaux.
« Ils se figurent pouvoir profiter de nous parce qu’on est des femmes », dit Magrat. Elle étouffa discrètement un rot et reprit la bouteille verte. Son ventre allait déjà beaucoup mieux.
« Ça, c’est bien vrai. V’savez quoi ? fit Nounou Ogg. Je m’suis barricadée dans ma chambre hier soir et y a pas un homme qu’a même essayé de forcer ma porte.
— Gytha Ogg, des fois tu… » Mémé s’arrêta en apercevant quelque chose par-dessus l’épaule de Nounou.
« Y a tout un troupeau de vaches qui s’amène dans la rue », dit-elle.
Nounou retourna sa chaise.
« Sûrement cette histoire de taureaux dont parlait Magrat, fit-elle. Ça doit valoir le coup d’œil. »
Magrat leva la tête. Tout au long de la rue, des gens tendaient le cou par les fenêtres du deuxième étage. Une mêlée de cornes, de sabots et de muscles fumants s’approchait à vive allure.
« Y a des gens au-dessus qui nous regardent en rigolant », fit-elle observer d’un ton accusateur.
Sous la table, Gredin s’agita et se remit sur le ventre. Il ouvrit son œil valide, le braqua sur les taureaux qui arrivaient et s’assit sur son derrière. On allait sûrement s’amuser.