« En rigolant ? » fit Mémé. Elle leva les yeux. Les riverains postés en hauteur donnaient effectivement l’impression de s’amuser d’une bonne blague.
Ses yeux s’étrécirent.
« On va continuer comme si de rien n’était, déclara-t-elle.
— C’est quand même de gros taureaux, fit observer une Magrat nerveuse.
— Nous, ça nous regarde pas, dit Mémé. Ça nous regarde pas si une bande d’étrangers s’excite pour un oui pour un non. Passe-moi plutôt le vin d’herbes. »
Pour autant que s’en souvenait Lagro te Kabona, aubergiste, les événements avaient dû se dérouler comme suit :
C’était au moment du lâcher de taureaux. Et les folles restaient tranquillement assises à boire de l’absinthe comme si c’était de l’eau ! Il avait essayé de les ramener à l’intérieur, mais la vieille, la maigre, lui avait crié dessus. Alors il les avait abandonnées à leur sort mais avait laissé la porte ouverte – en général on comprenait vite quand les taureaux déboulaient dans la rue poursuivis par les jeunes gens du village. Celui qui chipait la grande cocarde rouge entre les cornes du plus gros taureau y gagnait la place d’honneur à la fête du soir, sans oublier – et Lagro sourit en se revoyant quarante ans plus tôt – certaines relations aussi informelles qu’agréables avec les jeunes femmes du cru pendant les semaines qui suivaient…
Et les folles restaient tranquillement assises.
Le taureau de tête avait marqué une certaine hésitation. Devant pareille indifférence inexplicable pour son cerveau, sa nature le poussait à mugir en donnant quelques coups de sabot par terre afin de lancer les silhouettes visées dans une fuite divertissante, mais un problème autrement plus urgent se posait : vingt autres taureaux le talonnaient.
Et ce problème-là n’avait même pas été le plus urgent, car la vieille, l’affreuse tout en noir, s’était levée, lui avait marmonné quelque chose et balancé une claque entre les deux yeux. Ensuite l’horrible boulotte dont le ventre avait l’élasticité et la contenance d’une citerne galvanisée était tombée à la renverse de sa chaise en riant aux éclats tandis que la jeune – enfin celle plus jeune que les deux autres – se mettait à taper sur les taureaux comme sur autant de canards.
Après quoi la rue s’était emplie de bovins aussi furieux que perplexes et de jeunes gens hurlant de terreur. C’est une chose de courir après un troupeau de taureaux paniqués, une autre de s’apercevoir qu’ils veulent d’un coup rebrousser chemin au galop.
Depuis l’abri de sa fenêtre de chambre, l’aubergiste entendait les viragos échanger des braillements. La boulotte n’arrêtait pas de rire et de lancer une espèce de cri de guerre – « EssayelemotducavalierEsmé ! » – puis la plus jeune, qui se frayait un chemin au milieu des bêtes comme si mourir encorné n’arrivait qu’aux autres, avait trouvé le taureau de tête et lui avait pris sa cocarde, l’air aussi inquiète qu’une grand-mère retirant une épine de la patte d’un chat. Elle l’avait brandie comme si elle ne savait pas de quoi il s’agissait ni ce qu’elle devait en faire…
Le silence soudain avait affecté même les taureaux. Dans leurs tout petits cerveaux injectés de sang ils avaient senti une anomalie. Ils étaient gênés.
Heureusement, les horribles bonnes femmes étaient parties l’après-midi même à bord d’un bateau fluvial. Avant ça, l’une d’elles avait récupéré son chat qui venait d’acculer un taureau désorienté de deux cents kilos et cherchait à le jeter en l’air, histoire de jouer un peu avec lui.
Ce soir-là, Lagro te Kabona avait tenu à se montrer très, très gentil avec sa vieille mère.
L’année suivante le village organisa un festival floral et personne ne parla jamais, jamais plus, de la Fête des taureaux.
Du moins pas devant les hommes.
La grande roue à aubes brassait l’épaisse soupe brune du fleuve. La force motrice était fournie par plusieurs dizaines de trolls sous un auvent qui crapahutaient sur une courroie sans fin. Des oiseaux chantaient dans les arbres sur les berges lointaines. Le parfum des hibiscus flottait au-dessus de l’eau, éclipsant presque celui du fleuve, mais pas tout à fait hélas.
« Alors ça, fit Nounou Ogg, c’est mieux. »
Elle s’étendit sur la chaise longue et se tourna vers Mémé Ciredutemps qui fronçait les sourcils pour se concentrer à fond sur sa lecture.
Les lèvres de Nounou s’étirèrent en un sourire mauvais.
« Tu sais comment il s’appelle, ce fleuve ? demanda-t-elle.
— Non.
— S’appelle le Old Woman.
— Ah bon ?
— T’sais ce que ça veut dire ?
— Non.
— Le Vieille Femme.
— Ah bon ?
— Les mots changent de sexe dans les pays étrangers », expliqua Nounou d’un ton encourageant.
Mémé ne broncha pas.
« M’étonne pas », murmura-t-elle. Nounou s’affaissa.
« C’est un des livres de Desiderata, non ?
— Oui », répondit Mémé. Elle se lécha dignement le pouce et tourna la page.
« Elle est partie où, Magrat ?
— S’allonger dans la cabine, répondit Mémé sans lever les yeux.
— Mal au ventre ?
— À la tête cette fois. Maintenant tu te tais, Gytha. Je lis, moi.
— Ça parle de quoi ? » demanda Nounou avec entrain.
Mémé Ciredutemps soupira et posa le doigt sur la page pour marquer où elle s’arrêtait. « De la ville où on va, dit-elle. Genua. Desiderata la trouve décadente. »
Le sourire de Nounou resta figé.
« Oui ? fit-elle. C’est bien, non ? J’suis encore jamais allée dans une ville. »
Mémé Ciredutemps marqua une pause. Elle réfléchissait depuis un moment. Elle n’était pas du tout sûre du sens du mot « décadent ». Elle avait écarté celui de « qui possède dix dents » – certains, comme par exemple Nounou, étaient bien « unidents ». Quel que soit son sens, Desiderata avait jugé nécessaire de le noter par écrit. Mémé Ciredutemps ne faisait pas trop confiance aux livres comme source d’informations, mais là elle n’avait pas le choix.
Elle sentait vaguement que le mot « décadent » avait un rapport avec des rideaux qu’on n’ouvrait pas de toute la journée.
« Elle dit que c’est aussi une ville d’art, d’esprit et de culture, reprit Mémé.
— On y sera très bien alors, fit Nounou avec assurance.
— Réputée pour la beauté de ses femmes, qu’elle dit ici.
— On sera dans notre élément, pas de problème. »
Mémé tournait délicatement les pages. Desiderata s’était intéressée à des tas de sujets de tous les horizons du Disque. D’un autre côté, elle n’avait pas écrit pour d’autres lecteurs qu’elle-même, aussi ses notes tendaient-elles au laconisme et tenaient-elles du mémorandum plutôt que du compte rendu cohérent.
Mémé lut : À prézent L. gousverne la ville comme une éminense grise, et il paraît que le baron S. a été tué, noyé dans le fleuve. C’était un homme mauvais, mais moins que L. à mon avis, car elle prétend qu’elle veut faire un Royaume Majique, un Séjour de Paix et de Bonneur, alors que tout le monde cherche des spions à chaque coin de rue et que personne ose dire ce qu’il pense, car qui oserait protester contre le Maie fait au nom du Bonneur et de la Paix ? Les rues sont toutes propres et les aches asfûtées. Mais au moins B. est à l’abri, pour l’instant. L. a des progets pour elle. Et madame G., qui était le béguain du baron, se cache dans les marais et résiste avec de la magie marécagière, mais on peut pas lutter contre la majie des miroirs qui n’est que reflet.