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Les marraines fées vont par deux, Mémé le savait. Il y avait donc Desiderata et… et L. Mais qui était cette personne dans le marais ?

« Gytha ? fit Mémé.

— Q’donc ? lâcha Nounou qui s’assoupissait.

— D’après Desiderata, y a une femme qu’est l’bègue de quelqu’un.

— Sans doute une métaflore.

— Oh, fit Mémé d’un air sombre, ce genre de truc. »

Mais personne peut empêcher Maredi Gras, continua-t-elle de lire. S’il y a quelque chose à faire, c’est au moment du Samedi soir des morts, le dernier soire du carnavale, la nuit à mi-chemin entre la vie et la mort, quand la majie envahit les rues. Si L. est vilenérable, c’est à ce moment-là, car le carnavale, c’est tout ce qu’elle déteste…

Mémé Ciredutemps se rabattit son chapeau sur les yeux afin de les protéger du soleil.

« D’après le livre, ils ont un grand carnaval tous les ans, fit-elle. Quelque chose comme mardi gras, ça s’appelle, c’est pas bien écrit.

— C’est midi gras, ça veut dire qu’on y mange beaucoup, expliqua Nounou Ogg, la linguiste internationale. Ouaitère ! Etcetra gross Mint Tulip ouize littel bol de pinutes, porc faveur ! »

Mémé Ciredutemps referma le livre.

Elle n’allait évidemment pas l’avouer à un tiers, surtout à une autre sorcière, mais plus Genua approchait, moins elle se sentait sûre d’elle.

L’autre l’attendait à Genua. Après tout ce temps ! Elle l’avait regardée depuis le miroir ! En souriant !

Le soleil cognait dur. La sorcière tenta de lui résister. Mais tôt ou tard elle devrait céder. Il allait lui falloir ôter un autre gilet.

Nounou passa un moment à dessiner des cartes pour sa famille puis bâilla. C’était une sorcière qui aimait le bruit et le monde autour d’elle. Nounou Ogg commençait à s’ennuyer. Le bateau était grand, il tenait de l’auberge flottante et elle avait la certitude qu’on devait s’amuser quelque part.

Elle posa son sac sur son siège et partit en quête d’un pas de flâneur.

Les trolls continuaient de crapahuter.

Le soleil était rouge, gras et bas sur l’horizon lorsque Mémé Ciredutemps se réveilla. Elle jeta à la ronde un regard coupable depuis l’abri de son chapeau, des fois qu’on aurait remarqué qu’elle dormait. S’assoupir dans la journée n’arrivait qu’aux vieilles femmes, et Mémé Ciredutemps était une vieille femme seulement quand ça l’arrangeait.

L’unique témoin était Gredin, en boule sur la chaise longue de Nounou. Son œil valide contemplait la sorcière mais il n’était pas aussi terrifiant que l’autre, l’aveugle, au regard figé d’un blanc laiteux.

« J’réfléchissais à la marche à suivre », marmonna-t-elle au cas où.

Elle referma le livre et s’en repartit à grands pas vers sa cabine. Pas très spacieuse, la cabine. Certaines, celles de luxe, paraissaient immenses, mais, sans doute à cause du vin d’herbes et du reste, Mémé ne s’était pas sentie d’attaque pour user de son Influence et en obtenir une.

Magrat et Nounou, assises sur une couchette, observaient un silence accablé.

« J’ai un p’tit creux, fit Mémé. J’ai senti une odeur de ragoût en cours de route, on pourrait aller voir, non ? Qu’est-ce que vous en dites ? »

Les deux autres continuaient de fixer le plancher.

« J’imagine qu’il reste de la citrouille, répondit Magrat. Et puis y a toujours le pain de nain.

— Y a toujours du pain de nain », répliqua machinalement Nounou. Elle leva les yeux, la mine honteuse.

« Euh… Esmé… Euh… tu sais, l’argent…

— L’argent qu’on t’a confié pour que tu le mettes en sûreté dans ta culotte ? » fit Mémé. Certains détails dans le tour que prenait la conversation rappelaient les premiers cailloux épars qui dégringolent avant un glissement de terrain de grande magnitude.

« C’est de cet argent-là que j’veux parler… Euh…

— L’argent dans le gros sac de cuir, celui qu’on devait dépenser en faisant très attention ?

— Tu vois… l’argent…

— Oh, cet argent-là.

— … y en a plus… termina Nounou.

— Volé ?

— Elle l’a perdu au jeu, dit Magrat d’un ton à la fois supérieur et horrifié. Avec des hommes.

— C’était pas du jeu d’argent ! cracha Nounou. Je joue jamais aux jeux d’argent ! Ils étaient pas bons aux cartes ! J’ai gagné des tas de parties !

— Mais t’as quand même perdu de l’argent », rétorqua Mémé.

Nounou Ogg baissa encore les yeux et marmonna quelque chose.

« Quoi ? fit Mémé.

— Je dis que j’les ai gagnées presque toutes, répéta Nounou. Puis je m’suis dit que ça nous ferait un peu de sous, tu vois, pour dépenser en ville, et j’ai toujours été bonne à monsieur l’oignon l’andouille…

— Alors t’as décidé de miser gros.

— Comment tu sais ?

— Une intuition, fit Mémé d’un air las. Et tout d’un coup tous les autres ont eu de la chance, c’est ça ?

— Un truc bizarre.

— Hmm.

— Ben, c’est pas du jeu d’argent, dit Nounou. C’en était pas, d’après moi. Ils étaient nuls quand j’ai commencé à jouer. On risque rien quand on joue contre un nul. Ça tombe sous le sens.

— On avait presque quatorze piastres dans ce sac, dit Magrat, sans compter l’argent étranger.

— Hmm. »

Mémé Ciredutemps s’assit sur la couchette et tambourina des doigts sur la boiserie. Son regard se perdait dans le vague. Le terme d’« empalmeur » n’était jamais parvenu à son versant des montagnes du Bélier où les autochtones, amicaux et directs, avaient tendance à carrément clouer la main du coupable à la table sans faire d’histoire ni se soucier du nom qu’il se donnait. Mais la nature humaine est la même partout.

« T’es pas fâchée, hein, Esmé ? s’inquiéta Nounou.

— Hmm.

— J’espère que je retrouverai vite un autre balai quand on rentrera chez nous.

— Hm… quoi ?

— Après avoir perdu tout l’argent, elle a misé son balai, dit Magrat d’une voix triomphante.

— Est-ce qu’il nous reste quelque chose ? » demanda Mémé. Un ratissage de poches et jambes de culottes diverses ramena quarante-sept sous.

« Bon », fit Mémé. Elle rafla le tout. « Ça devrait suffire. Pour commencer, en tout cas. Où ils sont, ces hommes ?

— Qu’est-ce que vous allez faire ? demanda Magrat.

— Je vais jouer aux cartes, répondit Mémé.

— Vous pouvez pas faire ça ! s’exclama Magrat qui venait de reconnaître la lueur dans l’œil de Mémé. Vous allez pas vous servir de la magie pour gagner ! Faut pas se servir de magie pour gagner ! Faut pas forcer les lois du hasard ! C’est pas bien ! »

Le bateau tenait de la ville flottante, et dans la nuit embaumée personne n’avait envie de rester enfermé. Le pont plat était parsemé de groupes de nains, de trolls et d’humains qui se prélassaient au milieu de la cargaison. Mémé se faufila entre eux et se dirigea vers le salon qui s’étirait sur presque toute la longueur du bâtiment. Des bruits de festivités en sortaient.

Les bateaux à aubes étaient le moyen de transport le plus rapide et le plus commode pour parcourir des centaines de kilomètres. À bord on trouvait de tous les genres, comme disait Mémé, et les navires qui descendaient le fleuve étaient bondés d’un certain type d’opportunistes à l’approche de midi gras.