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Magrat frissonna.

« Alors on va la tirer de là ? demanda Nounou.

— Pas encore. On va attendre le bon moment, répondit Mémé. Est-ce que tu m’entends, Magrat Goussedail ?

— Oui, Mémé, fit Magrat.

— Faut qu’on aille quelque part causer. Au sujet des contes.

— Qu’est-ce qu’ils ont, les contes ?

— Lili se sert d’eux. Tu vois pas ? Ça se sent dans tout le pays. Les contes se concentrent dans le secteur parce qu’ils y trouvent à s’exprimer. Elle les alimente. Ecoute, elle veut pas que ton Illon épouse ce grand-duc pour une histoire de politique ou d’autre chose. Ça, c’est juste une… explication. C’est pas une raison. Elle veut que la fille épouse le prince parce que le conte l’exige.

— Elle y gagne quoi, elle ? demanda Nounou.

— Au centre de tous les contes, la marraine fée ou la méchante sorcière… vous vous souvenez ? C’est là qu’elle se place, Lili, comme… comme… » Mémé marqua un temps, chercha le terme approprié. « Vous vous rappelez, l’année dernière, quand l’espèce de cirque est venu à Lancre ?

— Je m’rappelle, fit Nounou. Les filles en collant à paillettes et les gars qui se versaient du blanc de chaux sur le pantalon. Mais j’ai pas vu d’éléphants. Ils disaient qu’y aurait des éléphants, et y en a pas eu. Y en avait sur les affiches. Ça m’a coûté deux sous, et pas un seul élé…

— Oui, mais ce que je dis, moi, fit Mémé alors qu’elles se hâtaient dans la rue, c’est qu’y avait un homme au milieu, vous vous en souvenez sûrement. Avec la moustache et le grand chapeau ?

— Celui-là ? Mais il faisait pas grand-chose, dit Nounou. Il restait là, au milieu du chapiteau, de temps en temps il faisait claquer son fouet et les autres enchaînaient leurs numéros autour de lui.

— Voilà pourquoi c’était lui le plus important. C’est ce qui se passait autour de lui qui le rendait important.

— Avec quoi Lili les alimente, les contes ? demanda Magrat.

— Avec des gens », répondit Mémé. Elle fronça les sourcils. « Les contes ! reprit-elle. Tiens, va falloir qu’on examine ça de plus près… »

Un crépuscule vert recouvrait Genua. Des volutes de brume montaient du marais.

Des torches brûlaient dans les rues. Dans des dizaines de cours des silhouettes indistinctes s’agitaient, débâchaient des chars. Des paillettes scintillaient et des clochettes tintaient dans l’obscurité.

Toute l’année le peuple de Genua était gentil et doux. Mais l’histoire accorde toujours aux opprimés une nuit quelque part dans le calendrier afin de rétablir momentanément l’équilibre du monde. On peut l’appeler la Fête des fous, ou le Roi du haricot. Voire le Samedi soir des morts. En ces occasions, même ceux qui exercent les responsabilités les plus hautes et les plus lourdes peuvent tout envoyer aux orties et s’amuser.

La plupart d’entre eux, en tout cas…

Les cochers et les valets de pied, assis dans leur cabane à un bout de la cour d’écurie, attaquaient leur dîner et se plaignaient de devoir travailler la Nuit des morts. Ils procédaient également au rituel consacré de circonstance, lequel consiste essentiellement à découvrir ce que leurs épouses leur ont mis cette fois dans la gamelle et à envier les collègues manifestement mieux lotis.

Le valet de pied en chef souleva prudemment une croûte.

« J’ai du cou d’poulet et des cornichons, dit-il. Quèqu’un a du fromage ? »

Le deuxième cocher examina le contenu de sa boîte. « Encore du lard bouilli, se plaignit-il. Elle me donne tout l’temps du lard bouilli. Elle connaît que j’aime pas ça. Elle ôte même pas l’gras.

— C’est du gras épais et blanc ?

— Ouais. Affreux. Vous trouvez ça normal, vous autres, pour un jour de fête ?

— J’te l’troque contre de la laitue et de la tomate.

— D’accord. T’as quoi, toi, Jacquot ? »

Le deuxième valet de pied ouvrit timidement son paquet. Il mit à jour quatre sandwichs soigneusement débarrassés de la croûte. Avec un brin de persil. Et même une serviette.

« Saumon fumé et fromage fraîche, fit-il.

— Et ’core une part du gâteau d’mariage, fit le premier cocher. Vous avez donc pas fini d’le consommer ?

— On y a droit tous les soirs », répondit le second valet de pied.

La cabane fut secouée des éclats de rire qui s’ensuivirent. C’est une loi universelle : dans n’importe quelle corporation, le moindre commentaire innocent d’un jeune marié – ou d’une jeune mariée – déclenche aussitôt l’hilarité graveleuse de ses collègues plus âgés et plus blagueurs. Le phénomène se produit même chez des aliens à neuf pattes au fond d’un océan d’ammoniaque sur une grosse planète glacée. C’est comme ça.

« Profites-en, dit le deuxième cocher d’un ton sinistre, une fois qu’ils se furent calmés. Ça commence par des bécots, des gâteaux, des sandwichs sans croûte, mais ça vire vite aux savons, au tchul de bois et au rouleau à pâtisserie.

— M’est avis, commença le premier cocher, qu’ça dépend de… »

On frappa à la porte.

Le second valet de pied, étant le plus jeune, se leva et l’ouvrit.

« C’est une vieille, dit-il. Qu’esse tu veux, la vieille ?

— Ça vous dit, un coup à boire ? » proposa Nounou Ogg. Elle tendit un cruchon au-dessus duquel flottait une nette vapeur d’alcool et souffla dans une langue de belle-mère.

« Quoi ? fit le valet de pied.

— C’est bête pour vous de travailler. C’est la fête ! Youpi !

— Qu’esse qui s’passe ? commença l’aîné des cochers qui pénétra alors dans le nuage d’alcool. Bons djeux ! C’est quoi, c’te goutte-là ?

— Ça sent l’rhum, monsieur Trévise. »

Le cocher hésita. De la rue parvenaient de la musique et des rires tandis que le premier défilé se mettait en branle. Des feux d’artifice éclatèrent dans le ciel. Ce n’était pas un soir à se priver d’un petit remontant.

« Ça, c’est une brave ’tite vieille », dit-il.

Nounou Ogg agita encore le cruchon. « Envoyez-vous ça dans l’cul, dit-elle. Cornet sec ! »

Ce qu’on pourrait appeler la sorcière classique se présente sous deux modèles de base, la sophistiquée et la simple, ou, si vous préférez, celle qui dispose d’une pleine chambre d’accèssoires et celle qui n’en a pas. Les goûts de Magrat la classaient dans la première catégorie. Tenez, les poignards magiques, par exemple. Elle en possédait une série complète, tous pourvus de manches de la bonne couleur et couverts de runes.

Au bout de plusieurs années sous la tutelle de Mémé Ciredutemps, Magrat avait fini par comprendre que le couteau à pain ordinaire était plus efficace que le plus ouvragé des poignards magiques. Il pouvait accomplir tout le travail du poignard magique, et servait en outre à couper le pain.

Toute cuisine digne de ce nom recèle un vieux couteau au manche amenuisé par l’usage, à la lame recourbée comme une banane, et si étonnamment acéré que plonger la main dans le tiroir en pleine nuit équivaut à vouloir attraper des pommes avec les dents à la surface d’un aquarium de piranhas.

Magrat avait le sien coincé dans sa ceinture. Pour l’heure elle flottait à une dizaine de mètres au-dessus du sol, une main accrochée à son balai, l’autre à un tuyau d’écoulement, les deux jambes pendantes. Le cambriolage devrait être facile quand on a un balai. Mais ça n’avait pas l’air d’être le cas.

Elle passa enfin les deux jambes autour du tuyau et se cramponna solidement à une gargouille placée fort à propos. Elle gigota son couteau entre les deux moitiés de la fenêtre et souleva le loquet. Après force grognements elle fut à l’intérieur, adossée au mur, hors d’haleine. Des lumières bleues lui fusaient devant les yeux, comme en écho aux feux d’artifice qui sillonnaient le ciel au-dehors.