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Deux miroirs sur ses pieds. Magrat se souvint vaguement d’un détail à propos des sorcières qui devaient… qui devaient éviter de passer entre deux miroirs, non ? Ou alors qu’il ne fallait jamais faire confiance à un homme aux sourcils orange. Un conseil qu’on lui avait donné du temps où elle était une personne ordinaire. Un conseil… du genre… une sorcière ne doit jamais se tenir entre deux miroirs parce que… parce que… parce que la personne qui s’en repart risque de ne pas être la même. Quelque chose comme ça. Du genre… elle se disperse parmi toutes les images, son âme se délaye, et de quelque part au milieu de ces images une partie maléfique d’elle-même s’en revient la chercher, si elle ne fait pas attention. Une histoire dans ce goût-là.

Elle rejeta cette pensée. Sans importance.

Elle s’avança jusqu’à un petit noyau d’autres invités qui attendaient de faire leur entrée.

« Lord Henri Glitte et Lady Glitte ! »

La salle de bal n’était pas du tout une salle mais une cour ouverte aux douceurs de la nuit. Un escalier y descendait. À l’autre bout, un autre escalier encore plus large, bordé de torches dansantes, montait au palais proprement dit. Sur le mur d’en face, immense et visible comme le nez au milieu de la figure, il y avait une pendule.

« L’honorable Douglas Incessant ! »

Il était huit heures moins le quart. Magrat se rappela confusément une vieille femme qui lui criait quelque chose au sujet de l’heure, mais… sans importance, ça aussi.

« Lady Volentia d’Arrangement ! »

Elle atteignit le haut des marches. Le maître d’hôtel qui annonçait les invités la toisa puis, comme si on l’avait soigneusement préparé tout l’après-midi pour cet instant, beugla :

« Euh… Belle et mystérieuse inconnue ! »

Le silence se propagea depuis le pied de l’escalier comme de la peinture renversée du pot. Cinq cents têtes pivotèrent vers Magrat.

La veille, la simple idée de cinq cents paires d’yeux fixés sur elle aurait fait fondre Magrat comme beurre au fourneau. Mais aujourd’hui elle leur rendait leur regard, souriait et redressait un menton arrogant.

Son éventail s’ouvrit sèchement comme un coup de revolver.

La belle et mystérieuse inconnue, fille de Simplicité Gousse-dail, petite-fille d’Araminta Goussedail, dont l’aplomb bouillonnait si fort qu’il se cristallisait sur les bords de sa personnalité…

… s’avança.

Un instant plus tard, un autre invité passa dignement devant le maître d’hôtel.

Le maître d’hôtel hésita. Quelque chose dans la silhouette le troublait. Elle n’arrêtait pas de passer du flou au net. Il se demandait même s’il y avait vraiment quelqu’un.

Puis son bon sens, provisoirement parti se cacher dans un coin, reprit le dessus. Après tout, on était le Samedi soir des morts, les gens étaient censés se déguiser et paraître bizarres. Parfaitement normal de voir des gens comme ça. « Excusez-moi, euh… monsieur, dit-il. Qui dois-je annoncer ?

— JE SUIS ICI INCOGNITO. »

Le maître d’hôtel était certain qu’aucun mot n’avait été prononcé, mais l’était tout autant de les avoir entendus.

« Euh… très bien… marmonna-t-il. Entrez, alors… hum. » Sa figure s’éclaira. « Sacré bon masque, monsieur. »

Il regarda la silhouette sombre descendre les marches et s’adossa contre un pilier.

Voilà, fini. Il sortit un mouchoir de sa poche, ôta sa perruque poudrée et s’épongea le front. Il avait l’impression de s’en être tiré de justesse. Pire, il ne savait pas de quoi.

Il jeta un coup d’œil prudent à la ronde, se glissa dans l’antichambre et prit position derrière un rideau de velours où il put s’en griller tranquillement une petite.

Il faillit l’avaler lorsqu’une autre silhouette gravit le tapis rouge en bondissant. Une silhouette vêtue comme un pirate qui vient d’arraisonner un navire transportant des articles de cuir noir pour amateur éclairé. Un œil portait un cache. L’autre luisait comme une émeraude maléfique. Et personne d’aussi grand n’aurait dû pouvoir se déplacer aussi silencieusement.

Le maître d’hôtel se colla son mégot derrière l’oreille.

« Excusez-moi, monseigneur, dit-il en courant derrière l’homme et en lui touchant fermement mais respectueusement le bras. J’ai besoin de voir votre bi… votre bibi… »

Le regard de l’homme s’abaissa vers la main sur son bras. Le maître d’hôtel la retira illico.

« Wrowwwl ?

— Votre… billet… »

L’homme ouvrit la bouche et feula.

« Évidemment, fit le maître d’hôtel en reculant avec la vitesse efficace d’un employé sûrement sous-payé pour affronter un maniaque en cuir noir armé de dents comme des aiguilles, j’imagine que vous êtes un ami du grand-duc, c’est ça ?

— Wrowwl.

— Pas de problème… Pas de problème… Mais monsieur a oublié le masque de monsieur…

— Wrowwl ? »

Le maître d’hôtel agita une main frénétique en direction d’une desserte qui disparaissait sous un tas de masques.

« Le grand-duc a demandé que tout le monde vienne masqué, expliqua le maître d’hôtel. Euh… je me demande si monsieur trouvera ici quelque chose à sa convenance ? »

On n’y échappe pas, songea-t-il. L’invitation précise « masqué » en grosses lettres tarabiscotées, dorées même, mais il y a toujours des couillons pour s’imaginer que c’est le bal qui est masqué, qu’on le donne dans un petit coin discret, sans doute. Celui-ci devait sûrement mettre des villes à sac au lieu d’apprendre à lire.

L’inconnu graisseux passa les masques en revue. Les premiers arrivants avaient pris les meilleurs, mais il n’eut pas l’air démonté pour autant.

Il tendit le doigt.

« Veux celui-là, dit-il.

— Euh… un… très bon choix, monseigneur. Permettez que je vous aide à…

— Wrowwl ! »

Le maître d’hôtel recula en se serrant le bras.

L’inconnu lui jeta un regard mauvais, puis se laissa tomber le masque sur la tête et s’étudia dans un miroir par les trous des yeux.

Merde, c’est bizarre, songea le maître d’hôtel. Enfin, ce n’est pas le genre de masque que choisissent les hommes. Ils préfèrent les crânes, les oiseaux, les taureaux, ces machins-là. Pas les chats.

Le plus étrange, c’est que le masque lui avait paru une belle tête de chat roux sur la table. Sur celui qui le portait il restait… une tête de chat, mais en plus accentué, et d’une certaine façon légèrement plus félin et beaucoup plus menaçant qu’il n’aurait dû.

« Touuujouuurrrs voulu êêêtre rouuux, dit l’homme.

— Il vous va à ravir », roucoula le maître d’hôtel.

L’homme à figure de chat tournait la tête de gauche et de droite, visiblement comblé par le spectacle.

Gredin miaula doucement, joyeusement pour lui seul et pénétra sans se presser dans le bal. Il voulait trouver à manger, à se battre, et ensuite… bah, il verrait bien.

Pour les loups, les cochons et les ours, penser qu’il sont humains est une tragédie. Pour un chat, c’est une expérience.

Et puis cette nouvelle identité était beaucoup plus amusante. Personne ne lui avait jeté de vieille godasse depuis plus de dix minutes.

Les deux sorcières firent du regard le tour de la chambre.

« Curieux, dit Nounou Ogg. C’est pas ce que je m’attendais à trouver dans… tu sais, une chambre à coucher royale.

— C’est une chambre à coucher royale ?

— Y a une couronne sur la porte.