Mémé mit son masque. Une tête d’aigle à paillettes et plumes blanches.
Nounou procéda à quelque étayage inavouable quelque part sous sa crinoline et se redressa.
« Bon sang, regarde-nous, dit-elle. Ces plumes dans tes cheveux, ç’a vraiment de l’allure.
— J’ai jamais été une m’as-tu-vu, fit Mémé Ciredutemps. Tu le sais, Gytha. On peut pas dire que moi, j’suis une m’as-tu-vu.
— Non, Esmé », reconnut Nounou Ogg.
Mémé tourna un peu sur elle-même.
« Etes-vous prête, alors, dame Ogg ? fit-elle.
— Oui. On y va, Lady Ciredutemps. »
La piste de danse grouillait de monde. Des décorations pendaient à chaque pilier, mais dans les tons noir et argent, couleur de la fête du Samedi soir des morts. Un orchestre jouait à un balcon. Des danseurs virevoltaient. Le vacarme était infernal.
Un serveur chargé d’un plateau de boissons se retrouva soudain serveur sans plateau de boissons. Il regarda autour de lui puis baissa les yeux sur un petit renard sous une perruque blanche monstrueuse.
« Fous l’camp nous en chercher d’autres, fit aimablement Nounou. Vous la voyez, Votre Seigneurie ?
— Y a trop de gens.
— Est-ce que tu vois l’grand-duc, alors ?
— Comment j’saurais ? Tout le monde porte un masque !
— Hé, y a de quoi manger là-bas ? »
Nombre de membres moins vigoureux ou plus affamés de la noblesse de Genua s’entassaient autour du long buffet. Tout ce qu’ils remarquèrent, en dehors des méchants coups de deux coudes diligents, ce fut une voix aimable et monocorde à hauteur de poitrine débitant des bouts de phrase du genre « … Attention le dos… Ecartez-vous… Je passe. »
Nounou se fraya un chemin jusqu’à la table et dégagea, toujours à coups de coude, un espace pour Mémé Ciredutemps.
« Bon sang, un vrai festin, hein ? fit-elle. Dis donc, ils ont des tout petits poulets dans l’pays. » Elle attrapa une assiette.
« C’est des cailles.
— J’en prends trois. Hé, charlie chan ! »
Un laquais les regarda fixement.
« Z’avez des cornichons ?
— J’ai peur que non, m’dame. »
Nounou Ogg passa en revue la table chargée de mets : cygnes rôtis, un paon également rôti que ça n’aurait sûrement pas réconforté de savoir qu’on allait lui replanter les plumes de la queue après coup, et plus de fruits, homards bouillis, noix de toutes sortes, gâteaux, crèmes et diplomates que dans un rêve d’ermite.
« Ben, vous avez des achards ?
— Non, m’dame.
— D’la sauce tomate ?
— Non, m’dame.
— Et ils appellent ça un paradis des gastéronomes », marmonna Nounou alors que l’orchestre attaquait la danse suivante. Elle flanqua un coup de coude à une haute silhouette qui se servait en homard. « Pas mal, hein ?
— TRÈS BIEN.
— Chouette, votre masque.
— MERCI. »
Nounou pivota sous la traction de la main de Mémé Ciredutemps sur son épaule.
« Là, Magrat !
— Où ça ? Où ça ? fit Nounou.
— Là-bas… assise à côté des plantes en pot.
— Oh, oui. Sur l’érottomane, dit Nounou. Ça veut dire “canapé” en étranger, tu sais, ajouta-t-elle.
— Qu’est-ce qu’elle fait ?
— Elle séduit les hommes, je pense.
— Quoi ? Magrat ?
— Ouais. Tu deviens drôlement bonne en hypnotisme, dis donc. »
Magrat joua de son éventail et leva les yeux sur le comte de Yoyo.
« Fi, monsieur, dit-elle. Je vous autorise à me ramener une autre assiette d’œufs d’alouette si vous y tenez vraiment.
— Sur-le-champ, chère madame ! » Le vieil homme fila en direction du buffet.
Magrat passa en revue son parterre d’admirateurs puis tendit une main langoureuse vers le capitaine de Vere, de la garde du palais. Il se mit au garde-à-vous.
« Cher capitaine, dit-elle, je vous accorde le plaisir de la prochaine danse. »
« S’conduit comme une catin », commenta Mémé d’un ton désapprobateur.
Nounou lui jeta un drôle de regard.
« Pas vraiment, dit-elle. Et puis un peu de catinage ç’a jamais fait de mal à personne. En tout cas, aucun de ces bonshommes ressemble au grand-duc. Hé, à quoi vous jouez, vous ? » Cette dernière question s’adressait à un chauve courtaud qui essayait en douce d’installer un petit chevalet devant les deux sorcières.
« Euh… Si vous vouliez bien, mesdames, ne plus bouger pendant quelques minutes, dit-il timidement. Pour l’estampe ?
— Quelle estampe ? lança Mémé Ciredutemps.
— Vous savez bien, répondit l’homme en ouvrant un petit canif. Tout le monde aime voir son estampe dans les journaux après un bal comme celui-ci. “Lady Machin plaisante en compagnie de Lord Trucmuche”, ces choses-là ? »
Mémé Ciredutemps ouvrit la bouche pour répliquer, mais Nounou Ogg lui posa doucement la main sur le bras. Elle se détendit un peu et chercha quelque chose de plus approprié à répondre.
« J’connais une blague sur les sandwichs à l’alligator, proposa-t-elle en rejetant d’une secousse la main de Nounou. C’est un gars, il entre dans une auberge et il demande : “Est-ce que vous vendez des sandwichs à l’alligator, ou même au crocodile ?” L’autre répond oui. Alors le client dit : “Servez-moi l’un ou l’autre, parce que c’est quasiment pareil !” »
Mémé lança au graveur un regard triomphant.
« Oui ? fit l’homme qui taillait à toute vitesse dans le bois, et après, il s’est passé quoi ? »
Nounou Ogg entraîna Mémé en vitesse plus loin, histoire de changer de sujet.
« Y en a qui comprennent rien aux blagues », dit Mémé.
Tandis que l’orchestre attaquait le morceau suivant, Nounou fouilla dans une poche et tomba sur le carnet de bal dont la propriétaire dormait désormais paisiblement dans un local plus loin.
« Ça, c’est… (elle retourna la carte et remua des lèvres étonnées) sire de Framboisy ?
— M’dame ? »
Mémé Ciredutemps se retourna. Un militaire grassouillet à gros favoris la saluait. Il donnait l’impression d’avoir aimé la rigolade en son temps.
« Oui ?
— Vous m’avez promis l’honneur de cette danse, m’lady ?
— Sûrement pas. »
L’homme parut surpris. « Mais je vous assure, Lady d’Arrangement… Votre carnet… Je suis le colonel Moutarde… »
Mémé lui jeta un regard extrêmement méfiant puis lut le carnet attaché à son éventail.
« Oh.
— Tu sais danser, toi ? souffla Nounou.
— Évidemment.
— T’ai jamais vue danser. »
Mémé Ciredutemps avait été sur le point de signifier au colonel le refus le plus poli à sa disposition. Du coup, elle redressa les épaules d’un air de défi.
« Une sorcière peut tout faire si elle s’applique, Gytha Ogg. Venez, monsieur le colonel. »
Nounou regarda le couple disparaître dans la cohue.
« Hello, belle goupille », fit une voix dans son dos. Elle se retourna. Personne.
« En dessous. »
Elle baissa la tête.
Un tout petit être arborant une tenue de capitaine de la garde du palais, une perruque poudrée et un sourire patelin levait vers elle une figure rayonnante.
« Je m’appelle Casanabo, fit-il. J’ai la réputation de plus grand amant du monde. Qu’en dites-vous ? »
Nounou Ogg le toisa de haut en bas, ou plus exactement de bas en encore plus bas.