« Vous êtes un nain, dit-elle.
— Ce n’est pas la taille qui compte. »
Nounou Ogg réfléchit à sa situation. Une de ses collègues notoirement timide et réservée se conduisait pour l’heure comme une machinchose, là, cette reine païenne qui passait son temps à asticoter les mâles, à prendre des bains de lait d’ânesse et tout ; quant à l’autre, elle réagissait curieusement et dansait avec un homme alors qu’elle ne distinguait pas son pied droit du gauche. Nounou Ogg se dit qu’elle aussi méritait bien de vivre un peu sa vie.
« Et vous dansez ? demanda-t-elle d’un ton las.
— Oh oui. On peut se revoir, si vous voulez. On prend une date ?
— Quel âge vous me donnez ? » fit Nounou.
Casanabo réfléchit. « Bon, d’accord. Un pruneau, alors ? »
Nounou soupira et baissa le bras pour lui attraper la main. « Venez. »
Lady Volentia d’Arrangement titubait mollement le long d’un couloir, petite silhouette pitoyable dans ses corsets alambiqués et sa lingerie lui tombant sur les chevilles.
Elle ne comprenait pas très bien ce qui lui était arrivé. Il y avait eu cette femme effrayante, puis l’impression d’une félicité absolue, et ensuite… elle s’était retrouvée assise sur le tapis sans sa robe. Lady Volentia avait fréquenté assez de bals au cours de sa vie insignifiante pour savoir qu’on pouvait parfois se réveiller sans robe dans les lieux les plus inattendus, mais ça se passait en général plus tard dans la soirée et on avait au moins une petite idée de ce qu’on faisait là…
Elle marchait lentement en se tenant au mur. On allait avoir de ses nouvelles pour lui avoir fait subir pareil traitement.
Un homme déboucha d’un détour du couloir ; d’une main il jetait nonchalamment en l’air une cuisse de dinde et la rattrapait de l’autre.
« Dites, fit Lady Volentia, je me demandais si vous auriez l’amabilité de… Oh… »
Elle leva les yeux sur un inconnu vêtu de cuir noir, aux bandeau et grand sourire de flibustier.
« Wroowwwwl !
— Oh. Dites donc ! »
… tout un plat, mais c’est de la bricole, se dit Mémé Ciredutemps. La danse, suffit de bouger au rythme de la musique.
Ça aidait de lire dans les pensées du cavalier. La danse devient instinctive, une fois dépassé le stade des yeux fixés sur les pieds, et les sorcières s’y entendent à capter les instincts en résonance. Une brève lutte s’engagea lorsque le colonel voulut mener, mais il renonça bien vite, d’abord devant le refus catégorique de Mémé Ciredutemps de transiger, mais surtout à cause des bottines de la sorcière.
Les chaussures de Lady d’Arrangement n’étaient pas de la bonne pointure. Et puis Mémé tenait beaucoup à ses bottines. Elles avaient de savantes attaches en fer et des bouts renforcés comme des béliers. Question danse, les bottines de Mémé allaient exactement où elles voulaient.
Elle dirigea son cavalier impuissant et un brin estropié vers Nounou Ogg, laquelle avait déjà dégagé un bel espace autour d’elle. Ce que Mémé obtenait avec deux livres de chaussures à clous syncopées, Nounou le réalisait avec sa seule poitrine.
Il s’agissait d’un buste volumineux, chevronné, étranger à toute retenue. Quand Nounou Ogg retombait, il s’élevait ; quand elle virait sur la droite, lui n’avait pas fini de pivoter à gauche. Par-dessus le marché, les pieds de Nounou se trémoussaient selon un pas de gigue compliqué sans se soucier du tempo de l’orchestre, aussi, tandis que son corps évoluait au rythme d’une valse, ses jambes tricotaient une espèce de gavotte. En fin de compte, son cavalier était obligé de se tenir à distance respectueuse et plusieurs couples voisins de s’immobiliser pour suivre le spectacle d’un œil fasciné, au cas où l’accumulation de vibrations harmoniques l’enverrait dans les lustres.
Mémé et son partenaire impotent passèrent en tourbillonnant. « Arrête de faire ton intéressante, souffla-t-elle avant de disparaître à nouveau dans la foule.
— Qui est votre amie ? demanda Casanabo.
— C’est… » commença Nounou.
Une fanfare de trompettes retentit.
« Ça joue pas très en rythme, dit-elle.
— Non, ça, c’est pour annoncer l’arrivée du grand-duc », la renseigna Casanabo.
L’orchestre se tut. Les danseurs, comme un seul couple, se tournèrent face au grand escalier.
Deux silhouettes le descendirent majestueusement.
Ma parole, c’est un beau gars, les jambes fuselées, se dit Nounou. Ce qui prouve bien… Elle a raison, Esmé. Faut pas se fier aux apparences.
Et elle…
… c’est Lili Ciredutemps ?
La femme n’était pas masquée.
À quelques rides d’expression et ridules près, c’était Mémé toute crachée.
Presque…
Nounou se sentit se retourner afin de trouver la tête d’aigle. Tous les regards étaient braqués sur l’escalier, mais un seul était aussi fixe qu’une barre d’acier.
Lili Ciredutemps était vêtue de blanc. Jusqu’à cet instant, Nounou Ogg n’avait jamais cru qu’il puisse exister différentes nuances de blanc. Elle comprenait maintenant son erreur. Le blanc que portait Lili Ciredutemps donnait l’impression de rayonner ; elle était sûre que si toutes les lumières s’éteignaient, la robe luirait. Elle était chic. Elle resplendissait, avec ses manches bouffantes et ses festons de dentelle.
Et Lili Ciredutemps paraissait – Nounou Ogg dut le reconnaître – plus jeune. Elle avait la même ossature et le même teint délicat des Ciredutemps, mais… en moins abîmé, aurait-on dit.
Si c’est ce qu’on gagne à être méchant, se dit Nounou, j’aurais pu m’y mettre il y a des années. La mort est le salaire du péché, mais aussi le prix de la vertu, seulement le pécheur bénéficie au moins de la couverture sociale.
Les yeux étaient les mêmes, cependant. Il y avait une parcelle de saphir quelque part dans les gènes des Ciredutemps. Peut-être des générations entières.
Le grand-duc était incroyablement beau. Mais ça se comprenait. Il était habillé de noir. Ses yeux aussi.
Nounou refit surface et se fraya un chemin à travers la foule jusqu’à Mémé Ciredutemps.
« Esmé ? »
Elle saisit le bras de sa collègue.
« Esmé ?
— Hmm ? »
Nounou s’aperçut que la foule se déplaçait, qu’elle s’ouvrait comme une mer entre l’escalier et le canapé à l’autre bout de la salle.
Les phalanges de Mémé Ciredutemps étaient aussi blanches que sa robe.
« Esmé ? Qu’est-ce qui s’passe ? Qu’est-ce que tu fais ? demanda Nounou.
— J’essaye… d’ar… rêter… l’conte, répondit Mémé.
— Qu’est-ce qu’elle fait, elle, alors ?
— Pousse… le conte… à… s’réaliser ! »
La foule refluait à côté d’elles. Un mouvement apparemment inconscient. Une espèce de couloir se formait tout seul, comme ça.
Le prince le suivait à pas lents. Des images indistinctes flottaient derrière Lili, si bien qu’elle donnait l’impression de marcher à la tête d’une colonne de fantômes délavés.
Magrat se mit debout.
Nounou eut conscience de couleurs d’arc-en-ciel dans l’air ambiant. Voire d’un gazouillis d’oiseaux bleus.
Le prince prit Magrat par la main.
Nounou jeta un coup d’œil à Mémé Ciredutemps, restée au bas des marches, un sourire bienveillant aux lèvres.
Elle voulut alors se concentrer sur l’avenir.
C’était horriblement facile.
Normalement, l’avenir diverge à chaque bifurcation et on n’obtient qu’une très vague idée de ce qui peut se produire, même quand on jouit de la sensibilité temporelle d’une sorcière. Mais dans le cas présent des contes enserraient de leurs anneaux l’arbre du cours des événements, le pliaient et lui imposaient une nouvelle forme.