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Loin de renoncer, le monstre, il était là, fort de ses droits, dont il exigeait à la première occasion et à la minute près l’exécution. Circonstance aggravante : il arborait tranquillement un pull-over naguère tricoté par Aline. On quitte sa femme, on garde son chandail et la laine ne vous démange même pas. Autre circonstance aggravante : sans plus s’occuper d’Aline et suivi des enfants il pénétrait dans la salle, considérait son portrait retourné d’un air amusé, mais fronçait les sourcils devant la cloison d’en face où un rectangle de papier plus foncé rappelait le souvenir d’un tableau disparu. Dans l’entrée Gabriel essayait d’embrasser Aline, en murmurant :

— Voyons, c’est automatique, ton avocat aurait dû te le dire…

Aline le repoussait, en grinçant :

— Tu l’aides, maintenant ?

— Je te connais, j’essaie de t’empêcher de faire une bêtise. Réfléchis à ce qui peut arriver si, dès le départ, tu donnes à Louis l’occasion de déposer une plainte en non-représentation.

Traître ou non, Gabriel avait raison. Mais un autre danger se précisait : par la porte vitrée, elle le voyait, Louis, interroger Rose en pointant le doigt vers le mur.

— Dis-lui d’attendre dehors, reprit Aline. La loi ne m’oblige pas à le recevoir, que je sache !

Mais Louis revenait déjà, le front bas :

— Qu’as-tu fait de ma grande toile ?

Aline hésita, puis choisit la provocation :

— J’ai des comptes à te rendre ? Si tu n’es plus chez toi, je suis chez moi.

— Tu as la jouissance de la maison, c’est tout. Tu ne peux rien vendre. Je tenais à cette toile, tu le sais ; je n’ai jamais voulu m’en séparer. Si tu l’as vendue…

Guy ayant sûrement tout raconté, Aline se mit à hurler :

— Oui, je l’ai vendue. Je n’avais plus un sou et nous sommes cinq à table, figure-toi.

Les enfants s’étaient réfugiés dans l’escalier, sauf Agathe, accourue en flanc-garde auprès de sa mère.

— Je t’ai envoyé ta pension, dit Louis, détachant les mots.

Mais Aline, déchaînée, se retournait vers Gabriel :

— Parlons-en de la pension ! À ce tarif-là il va falloir nous réduire de moitié. On le fera, puisque Monsieur nous abandonne. Mais ce qui a été dépensé, il faut bien que je le règle. Je n’ai pas d’avance, moi. Je ne lui demande pas, moi, ce qu’il a fait du compte en banque et du coffre. Je lui fais confiance : il a dû prendre ses précautions.

— Passons pour cette fois, dit Louis, fouillant la poche droite de son pantalon pour en retirer sa pipe, qu’il se planta dans un coin de bouche avant d’ajouter à la cantonade : habillez-vous les enfants, et, désormais, soyez prêts quand je viens vous chercher.

— Et si tu ne viens pas ? fit Aline, la lèvre tordue, les ongles plantés dans le molleton de sa robe de chambre. Ils attendront ton bon plaisir, au garde-à-vous, toute la journée ?

Regard brûlant contre regard froid. Puis un œil d’Aline se ferma. Elle n’était pas certaine de réussir une scène, édifiante, éclatante, vengeresse. Si Agathe n’avait pas bougé, la chère petite, Rose et les garçons galopaient vers leurs chambres. Résignation n’est pas consentement et mieux vaut décider ce qu’il nous faut subir. Louis était dans son droit : au moins de l’autre côté de la grille.

— Les jours où je ne pourrai pas venir, je préviendrai, disait-il.

— Voyons, sois raisonnable ! murmurait Gabriel.

L’autre œil d’Aline se ferma. Statue un peu poussée — mais bonne à voir — de la mère aux sept douleurs, elle soupira dans les cheveux de sa fille :

— Va, ma chérie. Je préviendrai ton amie.

Se détachant d’Agathe, elle ajouta avec une morne satisfaction :

— Elle était invitée chez les Boiloux et Léon devait courir un quinze cents à Montreuil… Enfin ! il faudra bien qu’ils s’habituent à perdre un dimanche sur deux.

Puis elle tourna le dos pour aller s’enfermer dans la cuisine.

*

Pour aller s’embosser derrière le brise-bise. Pour s’associer, les yeux secs, aux premières gouttes d’une nouvelle ondée. Pour regarder Louis talonner l’asphalte et essayer d’allumer, machinalement, une pipe vide. Pour pincer le nez au déboulé de Guy jailli du sous-sol et claquant vivement la portière, sans se retourner. Pour hausser les épaules à l’apparition de Léon, qui prenait bien vite son parti d’une course manquée, comme à l’apparition de Rose, assez téméraire pour s’asseoir à côté de son père, donc à la place du mort, du mort-vivant, dans cette voiture où sa mère ne monterait plus. Pour sourire de l’attente imposée par Agathe, lente et boudeuse, traînant les pieds, ne se décidant à monter à l’arrière, à se renfoncer dans un coin, qu’après avoir trois fois agité la main. Pour se courber, pour se couper en deux au moment du démarrage. Pour se relever soudain et, traversant le couloir, aller jeter son alliance dans la cuvette des cabinets dont la chasse retentit comme une cataracte dans le silence de la maison vide.

Pour se retrouver enfin dans sa cuisine et constater, en enfilant un gant de caoutchouc, qu’un mince rond de peau blanche persistait à son doigt. Pour enfiler, songeuse, le second gant et se mettre en fin de compte à nettoyer le four de la cuisinière… Tromperie, abandon, divorce, trahison des siens, tout peut arriver à une femme. Mais quand la tête lui tourne, quand le cœur lui manque, la ménagère survit à son ménage et ses mains continuent.

28 novembre 1965

midi

Dans la chambre contiguë, ex-chambre de Louis, qui s’y servait encore, à l’occasion, de son lit de garçon ou de son vieux chevalet, une partie de ping-foot faisait rage, filles contre garçons, sous l’arbitrage du père — qui, en même temps, crayon en main, croquait le tout.

Les cris, les talonnades, les shoots des uns expédiant la balle à tout va dans les buts des autres assourdissaient Mme Davermelle qui, digne, couronnée par une savante mise en plis mauve, assise en majesté sur le bord d’un fauteuil, démêlait de la laine en démêlant plus vaguement ses idées. Les enfants faisaient vraiment beaucoup de bruit, on aurait encore des mots avec la voisine du dessous. Mais les pauvres chéris, en ce moment, que leur dire ? Ils avaient paru étonnés des cadeaux de leur père, quatre montres, offertes comme ça sans raison, sans fête ni anniversaire ni même un bon carnet de notes pour prétexte. Fernand n’avait probablement pas tort de penser que ce n’était pas très souhaitable de marquer le coup, de faire songer à une sorte de consolation. En tout cas, malgré les cailles flambées, malgré la tarte Tatin, le grand-père, lui, ne retrouvait pas le sourire. À petits coups de paupières vite relevées, vite rabattues, Mme Davermelle le voyait bien le cher homme ! Ni accablé ni dolent, certes : il savait se tenir. Mais jaune comme en crise de foie, raide comme en crise d’arthrite. Son fils lui en avait fait trop voir. Refuser la pharmacie pour faire les Beaux-Arts, glisser de la peinture à la décoration, passe ! Ramasser Aline, cette pie-grièche, pour aller très vite roucouler ailleurs, passe encore ! Le divorce même, Fernand n’était ni pour ni contre. Il l’avait dit cent fois : Je n’imagine pas le mien. Je ne suis pas curé pour l’interdire aux autres. Aline, elle-même, il ne l’aimait, il ne la défendait guère. Mais quatre enfants, que diable ! Louis cassait la famille.

— Je vais voir mon four, dit Mme Davermelle.

Murmure gratuit, simple rappel d’existence qui n’exigeait pas de réponse, mais seulement ce battement de cils, ce signe amical d’un lecteur absorbé par l’annotation d’un bouquin pour tout autre que lui indigeste : la Théorie des psychotropes. Sur ses chaussons discrets Mme Davermelle disparut, pour revenir presque aussitôt. À califourchon sur sa chaise cannée, son mari n’avait pas bougé. Il annotait de plus belle. Il dit pourtant sans lever le nez :