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— Désormais, Louise, on ne les aura pas souvent.

Réflexion retenue, propos rare, ellipse : il fallait déchiffrer le reste sur ce visage encadré par un collier de barbe saillant comme une mentonnière et articulé sur les tempes avec un casque d’épais cheveux gris dissimulant le sonotone.

— Nous les aurons deux fois par mois jusqu’au jugement, reprit Mme Davermelle. Après, ça dépendra d’Aline. Si elle retourne dans son pays, Louis lui-même ne les verra pas facilement. Il aurait dû y penser.

À Louise le soin de dire les choses, en articulant bien ; à Fernand celui d’exprimer le doute d’un oscillement de la main. Ainsi cinquante ans plus tôt opinait déjà devant ses bocaux ce pharmacien peu causant qui avait fini par épouser sa préparatrice.

— Ça dépendra aussi de la jeune personne, ajouta la vieille dame d’une voix feutrée.

Sa main tâta sa précieuse coiffure, puis se remit à trier de la laine. Qui serait le plus dangereux ? Les Rebusteau, ces provinciaux, au bénéfice de qui risquait de se renverser la situation ? Ou cette fille qui, au bout de cinq ans, venait d’arriver à ses fins ?

— De toute façon, reprit Mme Davermelle, Louis est bien content de nous avoir. Il m’avouait son embarras tout à l’heure. Que faire des gosses ? Il ne peut pas les traîner toute la journée dans Paris sans laisser entendre que son domicile, pour l’instant, est inavouable. L’idéal, bien sûr, serait d’égayer leur jour de visite ; mais ils sont d’âges trop différents pour s’accorder sur le zoo, le match ou le cinéma. Et puis ils sont quand même un peu déboussolés. Ici, au moins, ils se sentent à l’aise.

Elle se tut. La tête grise virait pour présenter de face un nez tranchant, perché au-dessus de moustaches où filtrèrent quelques mots :

— Devant eux pas un mot, surtout, contre leur mère !

— Je crains que ce ne soit pas réciproque, dit Louise Davermelle, en se détournant.

Le téléphone sonnait. Elle se leva lourdement, s’approcha de l’appareil posé sur le guéridon Louis-Philippe ; et tandis qu’elle écrasait l’écouteur sur l’améthyste de sa boucle d’oreille, ses yeux se plissèrent, sa bouche s’inquiéta, se desserra autour de son dentier pour dire un peu trop haut :

— Oui, maître, mon fils est là. Je vous le passe.

Puis elle murmura un peu trop bas pour le sourd :

— C’est Grancat. Il pourrait tout de même appeler ailleurs.

*

Comme elle le craignait, les Quatre, alertés par le mot maître, avaient brusquement cessé de jouer. Le regard en dessous, ils feignaient de s’intéresser au croquis abandonné par leur père et où figurait une Agathe aérienne, folâtre, bien différente de celle qui, méfiante, renfrognée, s’abritait maintenant derrière le dos de Léon, comme si on l’avait attirée dans un traquenard.

— C’est bien toi, dit Mme Davermelle, lorgnant le dessin.

Le visage enduit d’un lénifiant sourire, elle se morfondait, elle aussi. Les réunions de famille allaient devenir commodes ! Agathe prenait bien vite parti. Le plus étrange, du reste, était de voir sa bouille — signée Louis — toute fripée d’inquiétude pour sa mère, quand Rose — réplique d’Aline — essayait de sourire à son père accouru près de l’appareil et peu soucieux de tamiser sa voix :

— Une seconde, je prends mon carnet et tu me dictes le texte.

— Qui m’aide à mettre le couvert ? fit la grand-mère pour éloigner son monde.

Ils suivirent tous, mais ne furent qu’oreilles en tirant du buffet ces assiettes à fleurs que, pour une fois, ils posaient en silence sur la table de la salle à manger, séparée du vivoir par une cloison mobile qui hélas ! était ouverte. Ils le voyaient bien, leur père, la tête couchée à gauche, le récepteur coincé dessous, griffonnant péniblement ce qui grésillait pour lui seul dans l’ébonite, mais que le commentaire, si bref fût-il, laissait bien deviner : C’est un peu sec, non ?… Tu ne veux pas que j’arrondisse ?… Enfin ! Tu sais mieux que moi, je te fais confiance. Ils les voyaient bien, leur grand-père, là-bas, dans son coin, comme auprès d’eux leur grand-mère, comme chacun des frères et sœurs, participer à un vrai festival de têtes de bois. Mais Louis semblait ne s’apercevoir de rien. Bon, je recopie et j’envoie ça tout de suite. Faut-il recommander ? De guerre lasse, Mme Davermelle, sans explication, repoussa la cloison mobile : juste au moment où Louis, quittant l’appareil pour tendre à son père une page arrachée de son carnet, s’entendait dire :

— Ça, non. Je n’ai pas d’avis. Fais-en ton affaire.

28 novembre 1965

21 heures 5

Aline, derrière le brise-bise, surveille la nuit finement rayée par la bruine où se délaie la lumière fade de trois réverbères.

— Patience ! Ils ne sont pas loin, dit Emma.

Aux obligations de ce premier jour de visite, Aline n’avait pas pensé ; ni sa sœur de Paris, ni sa sœur de Créteil. Emma, si. Emma pense toujours à tout. Elle est arrivée à cinq heures, avec sa gamine. Elle s’est même excusée :

— J’avais des devoirs à corriger, sinon je serais venue plus tôt. J’étais sûre de vous trouver dans cet état-là. S’il fallait que j’envoie Flore à son père…

Flore a levé le nez, étonnée. Nul n’ignore que sa mère l’a eue d’un collègue guinéen quand elle était institutrice à Conakry ; qu’elle l’a soigneusement élevée pour elle sans s’occuper plus longtemps du monsieur.

— Vous ne faites rien, Aline, a repris Emma. On dîne entre filles. Je me charge de tout.

Femme seule, c’est une vraie sœur de charité pour femmes seules : avec une véhémence de propos qui ravigote. Emma n’a guère que des amies séparées ou en instance de l’être, le plus souvent recrutées parmi les mères de ses élèves. De remarque anodine : Comment se fait-il, madame ? On ne voit jamais le papa, en réponse gênée : C’est que, madame, nous-mêmes, on ne le voit pas beaucoup, elle est vite embusquée à la sortie de l’école, s’apitoyant sur la maman, peu à peu confessée, prêchée, prise en main : Les pauvres ! Elles se défendent si mal. Emma sait tout : les lois, les droits, les coûts, les formalités, les adresses ; elle n’est jamais si heureuse qu’en parvenant parfois à coincer un affreux, ce terme s’étendant du reste aux époux qui le sont sans conteste comme aux maris susceptibles de le devenir.

Particulièrement déçue ce dimanche par la sottise d’une de ses protégées — vous savez, la mère du petit Gonzague, figurez-vous qu’elle a repris son ivrogne —, Emma a enfilé d’autorité le sarrau d’Aline. Elle a battu, retourné, plié l’omelette au jambon en prenant grand soin de ne pas rayer la poêle de teflon — ce que les hommes font à chaque coup quand ils s’en servent. Après les crêpes, après le café, elle s’est jetée sur la lavette, en faisant remarquer que, c’est une règle, dans une maison où l’argent file aux gueuses, il n’y a jamais de machine à laver la vaisselle. Enfin, à neuf heures cinq, elle s’est embossée à la fenêtre près d’une Aline hérissée qui regarde incessamment sa montre :