— Il faudra avertir Louis d’avoir à ramener désormais les enfants à l’heure. Mais surtout, eux, ne les secouez pas.
Aline ne répond pas. C’est la première fois que les Quatre lui sont tous ensemble sortis de dessous l’aile. Elle imagine le pire. L’accident. Le rapt. Elle écarquille les yeux. Un siècle s’est passé quand, dix minutes plus tard, elle s’écrie enfin :
— Les voilà !
Louis vient en effet de les déposer au coin de la rue pour s’éviter le détour du sens unique, et les Quatre s’avancent à la file indienne dans l’ordre inverse de leurs dates de naissance.
Guy, tête nue, son cache-nez et son imper sur le bras, longe le bord du trottoir et saute de dalle en dalle en évitant de marcher sur les raies. Il y réussit bien d’ordinaire. Quel autre souci lui fait donc rater une fois sur deux son coup ?
Suit Rose, empaquetée au contraire dans sa gabardine, à capuche rabattue sur cette idée fixe : Est-ce vraiment fichu ? qu’elle a en dernière minute glissée dans l’oreille de sa grand-mère.
Suit Agathe, sous sa pèlerine transparente : cloche de plastique froissée, dont ses jambes battent le bourdon.
Enfin, Léon ferme la marche, sérieux, neutre, campé au milieu de l’asphalte et, d’un doigt, essuyant ses lunettes.
Ils ne se parlent pas. Ils ne se rapprochent pas les uns des autres. Mais courbés en avant, ils démarrent tous en même temps sous l’averse qui, soudain, succède à la bruine et, précédés par la flèche mouillée du chat renonçant à ses amours, ils se ruent sur le portillon ; ils escaladent en deux enjambées les six marches, ils tapent des pieds sur le paillasson ; ils déboulent dans le couloir, puis dans la cuisine où leur mère est comme empalée sur son indignation :
— Et alors ? crie-t-elle. J’allais téléphoner au commissariat.
— Votre papa ne vous a pas raccompagnés ? dit Emma.
Rose a compris. La mère Valdoux, tiens donc ! Elle bougonne, en repoussant la porte :
— Papa nous a laissés au coin de la rue. Et puis, quoi ! On n’a pas cinq ans.
Léon salue sommairement de la main, dit Bonsoir ! d’une voix creuse. Il est le seul homme de la maison désormais. L’exemple de son père, impavide parmi les cris, l’a depuis longtemps convaincu. Que la mère tempête ou que la pendule sonne, il suffit d’opposer aux décibels une surdité polie. Il file, tranquille, sur les talons de Rose. Mais Agathe, à qui ne viendrait pas une seconde l’idée qu’on ose s’en prendre à elle, retire ses bottillons boueux pour les passer sous le robinet. Aline voudrait hurler : que ça bouche l’évier, que personne ne l’a embrassée, qu’on la traite en quantité négligeable. Elle ne peut pas. Elle ne peut rien contre Agathe. Elle regarde Emma qui la regarde aussi, les sourcils haut relevés, insistants, pour conseiller la paix. Mais Aline est trop survoltée pour rater le point faible où décharger sa foudre. Voilà Guy, trop dansant, trop satisfait de sa montre et qui dit naïvement : Vise le truc : c’est papa qui me l’a donné. Voilà ce petit bougre qui parle de son père, qui ressemble à son père si fort qu’on dirait qu’il le fait exprès. Ce nez, ces yeux, ce menton, cette montre… Si c’est papa qui lui donne tout, tant pis ! C’est Guy qui va trinquer :
— Toi, au lit !
Coup d’œil de Guy au cartel électrique qui, en principe, lui accorde encore vingt minutes.
— J’ai dit : au lit ! brame sa mère fonçant sur lui.
— Voyons, Aline !
Trop tard : l’intercession d’Emma ne la retiendra pas. Droite, gauche, ça part, ça claque, ça donne du cramoisi sur deux joues innocentes. Aline elle-même, ses bras et sa colère aussitôt retombés, en reste médusée. Guy se sauve en piaulant, incapable de comprendre que ce n’est pas lui, mais son père qui par procuration vient d’être giflé. Agathe, qui n’en doute pas, hausse ostensiblement les épaules et, sur ses bas, émigre à son tour. Les doigts dans les cheveux soigneusement décrêpés de Flore, Emma murmure :
— C’est malin ! Vous cherchez à le braquer ou quoi ?
— Au moins, il n’osera plus me parler de son père ! jette Aline avant de s’effondrer en larmes sur la table.
Mieux vaut laisser couler la fontaine. Il était entendu qu’Aline devait être tendre, devait gémir une phrase du genre : J’ai passé une bien triste journée sans vous, mes chéris. Mais les réflexes des abandonnées sont imprévisibles. Au moment où elles ont le plus besoin de se faire aimer, elles se vengent de l’absent sur n’importe qui. Emma, là-dessus, a douze ans d’expérience. L’insupportable très vite vous rend vous-même insupportable. Il faudrait enseigner aux victimes que plus elles crient, plus elles effarouchent les sympathies, plus elles absolvent ces bourreaux souriants qui par comparaison semblent trop mesurés pour avoir tous les torts. Se défend mieux qui se tait, calcule, s’organise…
— Au fait, dit Emma, le quatrième dimanche tombe le 26, lendemain de Noël. Donc pas de visite : la première moitié des vacances est à vous.
Aline renifle, mais se relève, intéressée :
— La seconde moitié est à lui. Il aura le jour de l’An.
Hoquet. Elle gémit :
— Les enfants ne pourront pas me souhaiter, dès minuit, la bonne année…
Mais Emma poursuit son idée :
— Ne deviez-vous pas aller à Chamrousse ?
— Avec quoi ? fait Aline qui n’a pas encore compris.
Emma va fermer la porte. Elle revient, elle chuchote :
— Ça vaudrait le coup d’emprunter, de vendre une bague, un meuble, n’importe quoi. Réfléchissez. Vos enfants ne sont jamais allés aux sports d’hiver. Ils s’en faisaient une joie. Si vous devez couper les vacances de Noël en deux et au surplus décompter le trajet, vous ne serez pas plus tôt arrivés à Chamrousse qu’il en faudra repartir. Demandez à Louis de vous céder ses jours.
— Il refusera, dit Aline.
— Parfait ! lance Emma. Les enfants lui sauront gré de les avoir privés de neige.
Et, dans un petit rire, elle abat ses cartes :
— D’ailleurs, s’il accepte, il ne sera pas plus blanc. Les enfants penseront qu’il se désintéresse bien vite d’eux… Vous dites ?
Aline a murmuré quelque chose d’inaudible, qu’un sourire complice exprime plus clairement. Cette Emma ! Elle exagère souvent. Elle ne pardonnera jamais aux hommes d’avoir été obligée de s’adresser à l’un d’eux pour devenir mère ; et ce d’autant moins que pour son seul plaisir il lui en faut encore consommer quelques autres. Mais dans la pratique elle est parfois de bon conseil.
— Ce n’est pas tout ça, reprend Emma, il faut que je rentre. Vous, Aline, si vous m’en croyez…
Aline la devance :
— Oui, dit-elle, je vais aller voir le petit dans sa chambre.
AVRIL 1966
7 avril 1966
Débordant de son gémissant fauteuil d’osier, Mé était à sa place sous le sophora taillé en ombrelle, au bout de ce jardin dominant à pic une Argos trouble, tachée de vieux nénufars effrangés et lessivant mollement de longs bancs verdâtres, filandreux, entre lesquels affleurait de-ci, de-là, le fugitif dos gris d’un gardon. Pé aussi était à sa place, assis sur le mur de soutènement, haut d’un petit mètre côté salades, mais de trois et demi côté rivière où le dévoraient scolopendres et giroflées sauvages. Au-dessous le bateau, pas écopé depuis quinze jours et dont le caillebotis flottait sur une bonne couche d’eau sale, avouant l’importance des récentes giboulées, tirait sur sa chaîne cadenassée au bas de l’échelle de fer. Mais M. Rebusteau, l’œil vague, ne regardait rien : ni l’Argos qui s’engouffrait à droite sous le pont de la vicinale, ni à gauche les arbres encore nus du parc du marquis, ni même sa fille plantée sur le sablon et qui venait de dire :