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— À propos, le jugement a été prononcé lundi. J’ai gagné.

— Ça, pour gagner, grogna M. Rebusteau, à qui perd gagne, on ne fait pas mieux !

— Ça non, on ne fait pas mieux ! fit Mme Rebusteau, en écho.

Criarde ailleurs, fort soumise à Chazé, Aline ne craignait guère sa mère : bonne cassandre à l’aise dans la prédiction du petit malheur — renchérissement du veau, nocivité d’un courant d’air — et qui n’était plus devant les grands fléaux qu’une brebis du Seigneur stupéfiée par son injustice envers ses fidèles Rebusteau. Mais Léon Rebusteau, aussi régisseur à la maison qu’au château, inspirait à sa fille une affection craintive. Certes, elle savait garder son quant-à-soi. Elle avait mal pardonné certain propos, émis la veille de son mariage : Aline a trop de chance : son polichinelle, elle méritait de Vélever toute seule. Elle ne digérait pas la colère qu’avait piquée son père, lors des vacances de Noël, après avoir lu la lettre dictée à Louis par les avocats : Allez vous faire voir, ma chère ! Je ne rentrerai jamais. Vous savez bien que j’ai refait ma vie… Le cou, les pommettes, les oreilles violettes, auguste et définitif, ne s’était-il pas écrié :

— C’est indigne ! Non, Aline, tu ne te serviras pas de cette lettre de complaisance. En la produisant, en ne faisant pas tout ce que tu peux pour éviter le divorce, tu t’en rends complice.

Il avait même ajouté froidement :

— Et qu’est-ce que tu me racontes ? Tu devais aller à Chamrousse ? Tu as changé d’avis quand ton mari t’a prévenue de son intention d’aller exercer sur place son droit de visite ? Tu aurais dû au contraire saisir l’occasion pour essayer, loin de sa maîtresse, de te rabibocher avec lui. Tu ne devais pas renoncer pour une question d’argent. Je ne suis pas riche, je ne vois pas souvent les enfants, mais je me serais volontiers imposé un double sacrifice.

La mère elle-même, si proche du père, si pétrie des mêmes préjugés, en était restée médusée, avait trouvé le courage d’opiner :

— Enfin, Léon, qu’espères-tu ? Comme dit le vicaire, il n’y a aucune possibilité d’annulation en cour de Rome. Mais Aline a le droit de se défendre. Il suffit qu’elle ne se remarie pas.

Encore heureux que ni l’un ni l’autre n’aient appris la vérité ! À savoir que Louis, en éventant le piège, en proposant de se trouver à la station dans un autre hôtel, avait aussi offert de payer ; qu’Aline l’avait vu venir, le malin, rêvant sans doute d’improviser hors des jours légaux des rencontres sur les pistes avec les enfants, en l’absence de leur mère peu soucieuse de mettre le pied sur une latte ; qu’Aline avait donc menti à tout le monde en inventant une invitation pressante de la famille, une quinzaine de consolation mutuelle à Chazé, où Louis ne s’aventurerait pas. Se défendre ? Voilà, elle se défendait. Elle n’avait pas voulu le divorce. Il avait divorcé, lui. Elle était divorcée, elle. Nuance ! Elle n’acceptait pas de se sentir coupable. Le Sacrement ? Bien qu’ayant cessé de pratiquer depuis son mariage, elle n’y était, certes, pas indifférente ; mais c’est avec les Quatre qu’elle en demeurait gardienne. Et puis franchement le divorce avait bien quelques avantages… Toucher son dû — son maigre dû — au lieu de quêter misérablement à chaque apparition de Monsieur, ne plus avoir besoin de ses avis, de sa signature, ne plus se mépriser, ne plus attendre pour rien, se comporter en chef de famille, découvrir l’autonomie, ce n’était pas négligeable. Un affreux, en vous portant le dernier coup, parfois vous rend service.

— J’ai vu les carnets de notes, dit M. Rebusteau. Ils ne sont pas fameux.

— Le contraire serait étonnant, fit sèchement Aline. Les enfants sont très perturbés.

Regrettant son aigreur, elle se rapprocha et mit la main sur l’épaule de son père qui, visant les nénufars, lançait nerveusement de petits cailloux. Le patriarche, si sûr de lui, voilà qu’il se plaignait :

— Trois filles, trois échecs ! Tu te retrouves séparée. Ginette malmène son minus. Annette n’en a même pas trouvé un.

Que répondre ? Choisissant de subir, de mater ou de fuir, les filles de ce régisseur de père étaient mal préparées aux équilibres conjugaux. Mais Pé changeait de sujet :

— C’est vrai, ce que dit ta mère ? Tu envisages de revenir ici ?

— Elle pourrait envisager…, rectifia Mme Rebusteau.

— C’est la même chose, trancha M. Rebusteau.

Ballon d’essai. Récupérer au moins une de ses filles — toutes montées à Paris, avec entrain, dès leurs vingt et un ans —, c’était le rêve de la mère. Les parents en avaient sûrement discuté entre eux. Comme Aline elle-même avec les Quatre, pas chauds.

— Ça me paraît difficile, dit-elle. Il y a un problème de lycée. Et un problème de logement : je ne peux pas m’installer chez vous avec ma smala. Mais surtout l’avocat craint que Louis n’en profite pour faire réviser la garde en invoquant la distance, les visites impossibles. Je croyais que, mauvais époux, il serait aussi mauvais père, qu’il se fatiguerait vite. Pas du tout. Vous n’imaginez pas à quel point il peut me harceler.

— Ça prouve qu’il aime ses enfants, dit M. Rebusteau.

— S’il les voit peu, il l’a voulu, et s’il en souffre, c’est justice, reprit Aline, hargneuse.

— Moi, ce qui me révulse, c’est l’idée qu’il pourrait les emmener chez cette fille, dit Mme Rebusteau.

Le régisseur se leva brusquement, l’air inquiet :

— Que savent-ils d’elle, exactement ?

— Tout, dit Aline. Il fallait bien que je les informe. Si ça se trouve, dans six mois, elle sera leur belle-mère.

— Non, reprit M. Rebusteau, cette femme ne sera jamais leur belle-mère. Une belle-mère, c’est la seconde femme d’un père veuf… Enfin, j’espère que tu as averti les enfants avec précaution.

— Il suffisait de leur faire lire la lettre de Louis, dit Aline, sans sourciller.

— La lettre ? Tu as fait ça ?

M. Rebusteau s’empourprait. Mais Aline, décidément majeure, se mit à crier :

— Enfin, papa, ce qu’il m’a écrit, qu’on le veuille ou non, c’est la vérité !

D’étonnement son père en retomba assis sur le muret.

— La vérité, c’est vrai ! marmonna-t-il. Mais les enfants ont droit à ce qu’on l’habille.

Sermon. Écoute-moi, ma petite fille… Aline connaissait l’exorde. Elle connaissait aussi la suite, cette tirade de manuel : Il est indispensable qu’un enfant garde bonne opinion de ses parents, même fautifs ; qu’il ne participe jamais à leurs discordes ; qu’il conserve une égale tendresse pour son père et sa mère, chacun ménageant l’autre pour être lui-même ménagé… Aline laissait passer. Une égale tendresse ! Pour le coupable et pour l’innocente ! Pour l’absent comme pour la présente ! La fille observait du coin de l’œil le visage de sa mère, rond, fêlé de rides, encadré de cheveux cireux tirés sur les oreilles et dont les paupières décemment chues vibraient de réticences. Qu’il lût l’Évangile au lutrin, selon le nouvel usage, ce saint homme de Chouan, parfait ! Mais que, de l’intransigeance sur les principes, il pût glisser dans la pratique à l’indulgence pour le réprouvé, allez comprendre ! Pour une faute de jeunesse — qu’il n’était plus du tout de mode maintenant de considérer comme une faute — l’avait-on assez maltraitée ! Un homme ménage toujours un peu les autres hommes ; et ce n’était pas la péroraison de grand-père qui la ferait changer d’avis :