— Tout à l’heure j’ai fait écrire aux enfants une carte collective. Question de correction. Sur le fond tu sais ce que je pense de ton mari.
Le coup d’œil de sa fille ne sembla pas l’émouvoir. Il se redressa, talonnant la terre :
— Quant à ton retour ici, malgré l’envie que nous en avons, je te le déconseille. Tu n’y serais pas vraiment mal accueillie…
— Mais je ne serais pas à l’aise, je sais, figure-toi !
— Je vais jusqu’au tennis, dit Léon Rebusteau, partant droit devant lui.
Une minute coula. Trois canards domestiques, croupionnant de concert, apparurent sous le pont. Un peu plus loin, à l’endroit où se coudait l’Argos, un rat d’eau traversa, le nez dans la canetille et un soleil de Jeudi Saint apparut dans une faille bleue, entre deux nimbus. Hélas ! La douceur d’un pays ne déteint pas sur ses habitants. En ville où tout flue, tout change, où les gens vous connaissent moins qu’ils ne vous rencontrent, les voisins ne glosent pas longtemps sur l’échec d’un couple. À la campagne où les familles se comptent comme les maisons, un divorce, même sans l’intervention des cagots, ça fait un trou dans le paysage. Ce ratage introduit la malchance, sinon la contagion. Un homme peut se croire libéré. Une femme fera toujours figure de répudiée. Pour tout le monde il semble qu’il y ait en elle quelque chose qui fait qu’elle n’a pas pu, pas su, peut-être pas voulu retenir son mari. L’infortune devient un état, autour de quoi se dressent, en palissades aiguës, le doute, la vigilance, la commisération. La veille, pour en éprouver les effets, Aline n’avait eu qu’à traverser le bourg avec les siens : un défilé de culs-de-jatte n’eût pas réussi à voiler plus de regards. Pas un bonjour n’avait su éviter l’intonation consolatrice. Les parents se trompaient. Venue à Noël pour semer Louis, redescendue pour les Rameaux, mais forcée de remonter pour livrer les Quatre à Monsieur, le jour de Pâques, Aline ne réclamait pas le droit d’asile.
— Le marquis n’a pas prévenu, mais ça ne m’étonnerait pas qu’il vienne faire un tour, dit Mme Rebusteau.
Pas toujours futée, la mère, mais pourvue d’antennes. Le marquis, justement ! Autre raison de rester banlieusarde. Voilà pourquoi son fidèle sous-ordre était allé faire un tour jusqu’au tennis. Régisseur d’un domaine où le propriétaire ne mettait pas les pieds plus de deux mois par an, il régnait sur huit fermes, il détenait toutes les clefs, il pouvait discrètement faire profiter les Quatre du court, de la piscine, de l’étang ou des bois, quitte à leur faire vider les lieux, en vitesse et bien poliment, si d’aventure la Mercedes du patron remontait la grande allée. Mais laissez-les donc jouer ! dirait sûrement ce paternel seigneur qui, enfant, avait couru dans la futaie avec Aline et plus tard, sans insister, pour se faire une idée des choses, glissé la main sous son chandail. M. Rebusteau, là-haut, s’appelait Léon et son épouse, Sophie ; et Mme Davermelle, leur fille, devenue bru de pharmacien, montée d’un échelon en somme — sur le barreau qu’on sait, disait depuis dix-huit ans la rumeur —, n’aimait pas dans l’ombre de Léon se faire appeler Aline. Sa position sociale, voilà encore une chose que le départ de Louis remettait en question. Mais trêve de regrets ! Il fallait profiter de l’absence du père pour en venir au but de ce voyage :
— Maman, dit Aline péniblement, je suis très ennuyée. Après le divorce il va y avoir partage.
— Quoi ! fit Mme Rebusteau, joignant les mains. Il n’a même pas l’élégance de tout te laisser ?
— Il dit que c’est déjà bien beau que j’en garde la moitié, puisque je n’ai rien apporté ni rien gagné.
Fontaine. Une des grandes forces d’Aline avait toujours été de pleurer sur commande, de désarmer son monde. Mais que pouvaient ces larmes en étoilant le sablon ?
— Pour les meubles, c’est déjà grave, reprit-elle, grelottant du menton. Pour la maison, c’est une catastrophe. Notaire, agent immobilier, fisc, comptons un quart de frais. Solde dû au Crédit foncier, un autre quart. Coupons le reste en deux et je n’aurai même plus de quoi m’acheter un studio. Nous sommes à la rue…
— Et tu n’oses pas demander à ton père de t’aider ? Tu voudrais que je m’en charge ? fit Mme Rebusteau, faiblement.
D’un revers de main Aline s’essuya les yeux. La consternation de sa mère disait assez son impuissance. Elle regardait filer l’eau. Si toute branche est bonne à saisir, quand on se noie, encore faut-il qu’elle soit de taille à soutenir quelqu’un. Mme Rebusteau se tassait dans son fauteuil :
— Ne te fais pas d’illusions, dit-elle. Il faudra vendre. Vous êtes trois filles. Même si tu étais seule, ton père ne pourrait pas à la fois rembourser la part de ton mari et payer les annuités du Crédit foncier. Il a soixante-cinq ans. S’il était fonctionnaire, il serait à la retraite. Il ne peut pas arrêter : le chalet appartient au marquis et nous nous retrouverions, nous aussi, sans maison, avec des économies ridicules… Je ne lui dirai rien. Il se rongerait inutilement les sangs.
— Tant pis ! Je louerai, dit Aline, les dents serrées.
Une maison, elle avait eu une maison. À elle. Alors que ses parents vivaient chez autrui, sa sœur Ginette dans un petit trois-pièces de Créteil, sa sœur Annette dans une chambre meublée. Elle avait été la bien casée, l’enviée, la chanceuse de la famille, et c’était encore Louis, toujours Louis, qui la dépouillait. Le Misérable ! Qui reprend ce qu’il nous donne nous lèse bien plus que s’il n’eût rien donné.
— Remets-toi, voilà les enfants, fit une lèvre poilue cherchant à l’embrasser.
La mère s’était levée sans qu’elle s’en aperçût. Avait-elle jamais su, la mère, ce que c’était que la haine ? Œil pour œil, cadeau pour cadeau, retrait pour retrait. Les enfants, mais oui, Aline lui avait donné les enfants et jusqu’ici elle hésitait, sevrée de bons conseils. Affaire classée : en te les reprenant, salaud, je te léserai bien plus que si je ne te les avais jamais donnés.
8 avril 1966
Il était préférable que la Pintade ne fût pas là pour glousser, charitable : Eh bien, mon cher, ça te pousse aussi ? Le fait est que passer l’après-midi chez une petite cliente, la contenir vertueusement dans les limites d’une conversation esthétique et commerciale, gloser sur la couleur des papiers, des tentures, à mettre en accord avec celle du divan — sans faire un pas vers lui de peur d’y basculer —, se sauver en disant qu’on aurait pu, qu’on aurait dû, qu’en d’autres temps c’est une de plus qu’on aurait laissée courbatue, rentrer néanmoins la commande en poche, quitter à six heures l’Atelier Mobiliart pour mettre un libre pied sur la rue Saint-Antoine et découvrir sur le trottoir d’en face Odile en train d’embrasser un garçon d’une trentaine d’années, vraiment, il y avait de quoi se troubler.
Louis ne se troubla pas. Un flot de voitures, déferlant au feu vert, l’empêchait pour l’instant de traverser, mais on venait de pointer le doigt dans sa direction et il était improbable qu’Odile fût en train de désigner son numéro un à un numéro deux. Louis leva le bras, ce qui dans toutes les langues signifie : me voilà. Odile leva le bras. Le garçon leva le bras. Bien, ils étaient donc là, eux aussi : ni tendres, ni polis, et l’air plutôt bonasse, se regardant tous deux comme on regarde une pendule. Une seule explication : ce garçon, il était de la famille. Le feu venait de changer. Louis traversa sans hâte.