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— Mon frère ! dit Odile avant de tendre la bouche.

Ouf quand même ! Faire confiance participe toujours de la confiance en soi. Mais durant quelques secondes dans ces situations-là une idée saute à l’autre. Divorcer pour rien, cela s’est vu ; il y en a qui ont tout démoli pour se retrouver seuls. (Et seule, après tout, n’était-ce pas ce que devenait Aline ? De cette hantise-là, madame, quand nous déferons-nous ? D’une certaine patience que l’on garde avec vous, ne devinez pas la source.)

— Raymond m’a téléphoné au bureau, expliquait Odile. Je lui avais donné rendez-vous ici. Sa femme et son fils sont à la tour Eiffel. Ils nous rejoindront à la maison.

Spontané ou provoqué, ce coup de téléphone ? Odile prenait un bras de Louis, un bras de son frère, tractait le tout vers le métro. Louis réprimait une de ces envies de rire qui servent parfois d’alibi à la gêne : Me voilà libre et l’on accourt pour beau-fraterniser. En fait Raymond Milobert disait en dégringolant l’escalier de la station :

— Vous êtes artiste, je crois ?

— Ne me flattez pas, dit Louis. Je peins, il est vrai ; mais pour vivre je suis décorateur. Vous, si je ne m’abuse, vous êtes ingénieur ?

— Ne me flattez pas non plus, répondit-on modestement. Je serais plutôt conducteur de travaux.

Ils s’engouffrèrent dans une rame bondée et Louis s’installa, un genou entre ceux d’Odile. Il souriait. Pas si mal après tout, le fils du libraire. Sur ce ton goguenard, qui avait longtemps servi à désorienter les Rebusteau, on pourrait rompre la glace : une glace devenue banquise depuis le quinquennat. Par sa faute, indiscutablement. Rencontrer une petite provinciale égarée dans une exposition de meubles, la mettre dans les siens huit jours plus tard, lui chercher un job faute de finances pour l’entretenir, lui découvrir par chance un poste de stagiaire dans une maison d’édition, avouer un peu plus tard qu’on a une femme et quatre enfants, conserver la demoiselle en dépit de toute morale et de toute vraisemblance, trouver la chose aussi normale que la famille la trouve scandaleuse, ignorer qu’il existe dans l’indicateur Chaix au moins quatre trains en hiver, huit en été pour La Baule, dame ! pour parler local, on ne pouvait s’étonner qu’au rappel de son nom soufflât peu d’enthousiasme sur la Côte de Jade.

*

Pour l’instant ça semblait aller mieux. Mais après un premier effort nul n’en faisait d’autres, la question Qui récupère qui ? flottant dans l’air à la ronde. Odile dut crier : Saint-Mandé, tout le monde descend ! à l’intention du provincial et glisser dans l’oreille du Parisien : Sois gentil, tiens-lui le crachoir, pour obtenir sur le court trajet de la rue des Laitières quelques échanges de vues sur le temps qu’il faisait dans l’Ouest.

Mais l’ascenseur à peine renvoyé, remonta un second chargement de Milobert et je te présente Armelle, ma belle-sœur, et je te présente mon neveu et je vous présente Louis : ce dernier pas autrement qualifié, mais observé de la tête aux pieds par une petite dame aux yeux verts et par un gamin roux qui, joints aux précédents, surpeuplaient la moquette, cherchant de quoi s’asseoir dans le minuscule studio d’Odile.

On se casa comme on put, le gosse à terre, le vrai ménage sur deux cubes de plastique, le faux au bord de son divan. Porto, gâteaux. Et bien entendu concerto : Comment va maman ?… Et papa ?… La librairie marche bien ?… Oh, tu sais, s’il n’y avait pas le scolaire… Ils étaient déjà tous à La Baule : sauf Louis qui s’enfonçait dans les comparaisons. De Rebusteau en Milobert, était-ce donc là le commencement d’un troc ? Ce qu’il y a d’étonnant dans les brouilles de famille, ce ne sont ni leur nombre ni leur durée ; c’est au contraire la facilité avec laquelle tout s’arrange. La fille, vous l’aviez connue seule et comme telle accointée, toute à vous, rien qu’à vous, pour cette sorte d’amour qui se suffit à lui-même, qui ne tient rien d’une famille et qui n’en fabrique pas. Et puis voilà ! Si migrateur qu’on soit, on sort de quelque part : passe un de ses hirondeaux et du vieux nid crotté s’inquiète l’hirondelle. Avant de penser à en construire un neuf.

— Comment allez-vous faire maintenant ? disait le frère à la sœur. Ce sera tout de même petit pour recevoir les enfants de ton mari.

Sur son mari par anticipation Odile jeta un regard prudent :

— Ça va nous créer des problèmes, admit-elle.

Le tacite a de la force. De ces problèmes-là, très longtemps ruminés, Aline avait tiré au moins trois ans de prolongations. La semaine de Pâques en posait un, plus simple, mais si pressant qu’à son propre étonnement Louis se mit de la partie :

— Pour l’instant, dit-il, je voudrais bien savoir ce que je vais faire d’eux pendant huit jours. Je ne peux pas prendre un congé. Mes parents sur qui je comptais, abusivement du reste, seront en cure à Dax. Il n’y a qu’une solution : me servir de leur appartement et mobiliser la sœur de mon père, tante Irma, pour nous faire la tambouille.

À bon entendeur, salut ! Ils arrivaient la bouche en cœur, les braves. Il était bon de leur faire comprendre les difficultés dans lesquelles on pouvait se débattre pour les beaux yeux de la sœur. Difficultés qui ne faisaient sans doute que commencer ! C’est déjà malaisé d’articuler dans le mariage les exigences de deux tribus. Il y en aurait trois, bientôt ; et quatre si Madame se remariait. Ce serait un jeu de gènes aussi étonnant que le jeu de gênes correspondant. Mais en face de Louis on béait de gentillesse et de compréhension :

— Si tout était en ordre, disait la belle-sœur, je vous aurais dit de nous les envoyer à La Baule avec Odile. Mais évidemment tant que…

Pause. Les choses se précisaient. Une date, cher monsieur, nous voudrions bien ramener à La Baule une date. Odile cillait très vite, visiblement anxieuse de l’insistance des siens. On fuit un vieil amour devenu obligation pour se jeter dans un jeune, qui vous piège de nouveau. Mais quand trois cent soixante-cinq fois par an, durant un lustre, le désir, le plaisir, loin de s’éteindre, vous ont fait parvenir à cet état indéfinissable où l’absence de celle-ci deviendrait pire que le manque du drogué, à quoi bon se duper en disant : je suis fait ! Troc entre Rebusteau et Milobert, peut-être. Mais troc, surtout, entre 25 et 42, entre le miel et le vinaigre, entre le pois de senteur et la cosse. Louis se pencha, embrassa une fois de plus Odile sous l’oreille :

— Tout sera réglé en juillet, dit-il.

10 avril 1966

8 heures

La valise est ouverte. Rentrée par le train de nuit (par le train, évidemment, quand on n’a plus de voiture… mais à propos puisque Louis se l’est attribuée, il faudra veiller à ce qu’au partage il en rembourse la moitié), Aline remet ses affaires dans la penderie. Elle accroche sa robe bleue, prend un autre cintre, se ravise, le laisse sur la tringle et revient vers la table de chevet. Cet extrait de jugement arrivé en son absence et qui a été ou va être signifié à Monsieur, elle l’a bien relu dix fois. Trois précieux feuillets ! Un bleu, imprimé passe-partout à l’en-tête du tribunal de grande instance de la Seine ; deux blancs, le premier à l’en-tête de la Première Chambre première section, numéroté 21 168, timbré à deux francs cinquante et comme le second dactylographié recto verso. Quatre-vingt-huit lignes : Aline les a comptées. Quatorze attendus et notamment : SUR LA DEMANDE PRINCIPALE DU MARI : attendu que Davermelle a formé contre son épouse une demande en divorce, attendu que dame Davermelle s’est portée reconventionnellement demanderesse aux mêmes fins, attendu que par conclusions signifiées le 18 février 1966 Davermelle déclare n’avoir pu recueillir les témoignages nécessaires et renoncer à faire la preuve des faits par lui articulés…