A renoncé à faire la preuve ! À tout jamais il sera l’accusateur qui se rétracte. Aline se baisse, saisit sa robe grise, va l’accrocher, reprend sa lecture : PAR CES MOTIFS déclarons Davermelle mal fondé en sa demande… Vous entendez, les Quatre ? Mal fondé ! Écoutez la suite : Et recevant dame Davermelle en sa demande reconventionnelle, prononçons le divorce d’entre les époux à la requête et au profit de la femme…
Aline va suspendre son châle d’angora. Le meilleur est à la fin, après les clauses de garde et de visite, ces dernières scandaleusement généreuses envers le coupable. Nous disons bien : le coupable, légalement défini, le verbe employé pour ses obligations le proclame : Condamnons Davermelle à verser à sa femme une pension alimentaire… Condamnons Davermelle en tous dépens. On sait bien que les tribunaux, même civils, ne connaissent pas d’autre formule, qu’il ne leur semble pas être venu à l’idée d’employer des verbes moins blessants du genre contraindre, obliger, exiger. Non, c’est parfait : Louis est un condamné. Écoutez encore :
En conséquence la République française mande et ordonne à tous huissiers sur ce requis de mettre les présentes à exécution, aux procureurs d’y tenir la main, à tous officiers de la force publique d’y prêter main-forte… Vous voyez bien que le législateur lui-même veut que tout le monde soit prévenu, vous voyez bien qu’il faut que ça se sache ! Aline va ranger ses bas dont deux ont filé. En conséquence, il sera bon de laisser longuement traîner ce jugement sur la table de la salle, pour que nul n’en ignore, pour que celui-ci ou celle-là, quand Aline aura le dos tourné, vienne y jeter un petit coup d’œil.
On sonne et Aline, déjà engagée sur le palier, fait volte-face, saute à la fenêtre de sa chambre qui domine la rue. Voilà les invités du dîner rituel de Pâques : œufs mimosa, gigot, haricots verts mis en bocaux à Chazé, tourte aux prunes de conserve, également angevines. Voilà, en même temps, du renfort pour accueillir le non-invité quand il se présentera. Annette, qui, un samedi sur deux, va coucher chez Ginette, accompagne le ménage Fioux, dont les deux fils Arthur et Armand dépassent d’une bonne tête maintenant leur nabot de père. Aline tambourine aux carreaux. Vieux signal : Montez donc, les filles ! Les garçons vont rejoindre les garçons, dans leurs chambres, au sous-sol. Henri Fioux, qui n’a pas de jardin, qui trouve scandaleux l’abandon des plates-bandes, va se précipiter sur une serfouette et, en bon aide-comptable, semer des carottes ou des petits pois en rangs aussi bien alignés que ses colonnes de chiffres. Ce sera toujours ça de fait.
Déjà l’escalier retentit du crépitement des talons aiguilles. La chambre est envahie. Deux fois deux bises. Sautillent sur le lino, tout ponctué de petits trous, la maigre Annette, la grosse Ginette — assez ressemblantes d’ailleurs pour que Louis pût assurer que la première, passée au gonfleur, ne se distinguerait plus de la seconde. Sautille aussi Agathe, jaillie de la salle de bains pour le congrès des soutiens-gorge. Manque Rose… Mais Rose n’en fait jamais partie.
— Alors, tu vas refuser les enfants ? Tu ne crains pas d’avoir des histoires ? demande Ginette, très excitée.
S’il est un modèle de symbiose téléphonique, ce sont bien Aline, ses sœurs et ses amies qui du bureau, du café, d’un taxi-phone ou de chez elles, à toute heure, assurent les relais de la chronique. Aline, en rentrant, n’a donné qu’un coup de fil : à Emma, pour prendre son avis. La nouvelle a été aussitôt répercutée. Point n’est besoin de convaincre les sœurs, toutes gagnées et qui passeront sur le détail pour lui donner raison. Mais Agathe écoute ; et plaider pour son saint, de toute façon, encourage. Aline se lance :
— Léon a une belle angine de Vincent et Guy a la gorge un peu rouge. Ça tombe bien. De toute façon, il faut tenter le coup. La petite est là, elle vous dira elle-même qu’elle en a assez ! Les enfants travaillent toute la semaine. Auparavant, le dimanche, c’était leur dimanche, ils en faisaient ce qu’ils voulaient. Maintenant, une fois sur deux, c’est le dimanche de leur père. Contents, pas contents, il les emmène. Or, aujourd’hui, tombent à la fois Pâques et l’anniversaire d’Agathe. J’ai demandé l’autre jour à Louis de me laisser les Quatre un jour de plus, de venir les prendre demain… Pas question ! Il m’a même crié qu’il regrettait beaucoup d’avoir cédé ses droits à Noël, que je saisissais toutes les occasions pour les lui rogner.
— Ses droits ! dit Ginette. Il a manqué à tous ses devoirs et le voilà carré dans ses droits.
Agathe se mordille les ongles et il n’est pas sorcier de deviner pourquoi. Tant pis ! Le temps presse et il faut qu’elle soit bien remontée. Les cadeaux, elle les aura quand même ; mais la réunion, les bougies, la sauterie avec les copains, c’est fichu. On la fêtera peut-être aussi, rue Vaneau. En tout cas le programme ne supportera pas la comparaison.
— Voir papa, dit-elle, ça ne devrait pas être une punition.
Aline dédie un tendre coup d’œil à cette bonne enfant. Elle recule vers la fenêtre pour surveiller la rue, comme si l’ennemi était proche :
— J’ai interdit à Louis de venir avant midi. Les enfants ont treize jours de vacances et la moitié de treize, c’est six et demi. Emma a raison : il faut serrer, il faut lasser. Depuis six mois j’ai déjà refusé tout changement de jour, quand on me proposait de troquer un dimanche contre un autre. Désormais, passé dix heures Louis sera réputé manquant.
De la pochette de son tailleur Aline tire un agenda pygmée, le feuillette :
— Je tiens mes petits comptes. Louis a manqué trois fois, dont une sans prévenir. Il est arrivé deux fois après dix heures. Il ne s’est pas encore avisé de m’envoyer ma pension en retard. C’est presque dommage. Nous avons déjà fait bloquer son compte en banque, jusqu’au partage. Si besoin est, nous pouvons mettre arrêt sur son salaire. S’il ne payait pas et que je porte plainte, il risque même trois mois de prison… Vous saviez ?
Les yeux d’Annette se sont rétrécis. Ginette, plus coriace, ne dit rien. Agathe retourne à l’onychophagie. Est-ce donc trop ? Jadis en Indochine au temps du Code colonial, on pouvait liquider la congaï et garder les enfants nés de graine blanche. Qu’est-ce que le divorce, sinon le même rejet, suivi des mêmes prétentions sur ce qui vous est sorti du ventre ? Chassez la chienne et vous n’aurez plus de chiots. Coupez le pommier et vous n’aurez plus de pommes. À son grand regret Aline baisse le ton :
— Deux malades. Un refus. On verra bien ce qu’il fera.
— Tu n’empêcheras pas Rose, dit Agathe.
— Qu’elle y aille ! crie Aline. Je ne retiens personne.
Elle ricane, elle répète :
— Qu’elle y aille ! Ça prouvera notre bonne foi.
10 avril 1966