Louis s’est battu les flancs. Le livret ? C’est Aline qui l’a gardé. L’extrait du jugement ? Un texte de trois pages, sur papier fort, format 21/27, qui pense à se balader avec ça, plié en quatre dans son portefeuille ?
— Désolé ! a conclu le sous-fifre, assez compatissant pour ajouter : À votre place je ferais faire une sommation par huissier. Mais, le dimanche, les études sont fermées.
Voilà donc Louis qui bat en retraite, ulcéré, farouche. Il retrouve sa voiture à trente mètres et part d’un méchant éclat de rire. Il était garé du mauvais côté et un flic de passage, un jour de Pâques, a trouvé moyen de lui glisser une contravention sous son essuie-glace. Mais les petits ennuis guérissent parfois les grands et surtout Rose vient de lui sauter au cou. Louis s’avise qu’elle est fraîche et douce et déjà belle, sa fille, qu’elle sent bon, qu’elle est heureuse d’avoir son père pour elle toute seule. Si elle a tort de ressembler à sa mère, ce qu’elle ressuscite vient d’une Aline lointaine, inoffensive, devenue mythique aux confins du souvenir. Et de cette enfant-là en deux baisers, deux phrases, la même petite bouche mêle tendresse et sagesse :
— Ce n’est pas drôle pour nous, non plus, dit-elle. On dirait que maman veut oublier qu’elle nous a eus avec toi. Et pourtant…
Elle n’a pas quinze ans d’âge, Rose, mais vingt ans de raison. Toute jeune, elle était déjà ainsi, passionnée, exclusive, pleine de jugeote et précocement douée pour le trait. Et pourtant… Louis, qui s’engage un peu vite dans l’avenue de Paris, n’a pas pipé. De quiconque, sauf de Rose, il refuserait ce rappel, par délicatesse resté sous-entendu : Et pourtant vous vous êtes aimés… Deux poumons pour un souffle, deux parents pour la vie. Si ma mère, si mon père ne sont que les débris d’un couple dispersé, qu’au moins l’amour soit responsable de ma naissance ! Sinon je manquerais d’air… Pour Rose il ne faudra jamais toucher à ça. Pour les autres non plus. Quelle différence après tout entre le choix de Rose, fille d’un père qui la fit à sa mère, et celui d’Agathe, fille d’une mère à qui la fit son père ? À la dilection près, n’est-ce pas la même chose ? Ceux dont la ville natale a été rasée par la guerre, ceux dont l’acte de naissance présente deux lignes blanches, ils auront toujours l’impression d’être tronqués, de chercher leur commencement. Mais ceux qui l’ont connu et perdu ne seront pas les moins atteints ; ils crient à bouche fermée : Ce dont nous sommes nés n’existe plus et voilà que nous existons moins.
Louis remonte l’avenue du Trône. Il s’en veut. Il s’est laissé aller. Le genre digne et froid, devant Aline, il aurait dû le conserver. Qu’elle soit enfin pleinement dans son tort, rien de plus soulageant. Mais quoi ? Rose — c’est très défendu — vient de poser une main sur celle qui tient le volant. Elle dit :
— Si grand-père et grand-mère s’étaient séparés quand tu étais jeune, tu te rendrais mieux compte.
— Hein ! fait Louis.
Déjà son étonnement l’étonne. Si toute comparaison se fait avec notre enfance, il est bien vrai que l’idée lui paraît saugrenue. Ridicule. Mais ridicule pour qui ? Mère à droite, père à gauche et lui-même au milieu, blotti, par grâce, pour cinq minutes, dans la double chaleur du grand lit d’acajou : c’est son plus vieux souvenir ; et ce souvenir-là il participe du sacré, comme si le drap brodé de grandes initiales à entrelacs était la nappe d’autel d’un dieu lare en trois personnes. Mais si ça se trouve… Oui, c’est exactement ce dont se souvient Rose.
11 avril 1966
Un œil sur la télé roulante tirée près du canapé, l’autre sur le cours de Monge et Guinchan, Léon recroquevillé dans sa robe de chambre soignait son angine. À son coupé, un match se suit très bien quand on connaît les joueurs aussi bien que le commentateur. Du reste, après un grog bien tassé et un certain nombre de cachets divers, tout se brouillait dans une douce euphorie et Léon en prenait son parti : des couacs de l’amateur de flûte en train de s’exercer au sous-sol comme de la désertion générale. Le chat, Guy, Léon, c’était tout ce qui restait dans la maison.
La veille à pareille heure ils étaient bien vingt à rayer le parquet en cadence : Agathe menant le train et Léon, exempté de trémousse, requis près de l’électrophone. L’oncle Henri, sous prétexte de faire tourner les tantes, leur écrasait les pieds. Lorgnant le buffet, les cadeaux, les accessoires de cotillon, Gabriel faisait des calculs, disait trop haut :
— Ce n’est pas sérieux, Aline, la surenchère ne retient personne.
Lui parti, la fête s’était prolongée tard dans la nuit, malgré la fatigue de la mère qui se secouait, qui se frottait les yeux, qui avait grande envie de dormir et de montrer à ses chéris à quel point lui serait toujours léger le sacrifice de son sommeil et de son argent.
— But ! À la trente-deuxième minute, but pour le SCO ! hurla le commentateur.
La défense enfoncée, devant l’imminence du point, Léon, spécialiste de la chose, venait de rendre le son en tournant le bouton avec son pied nu. De mâle joie rempli, les bras en V, le buteur victorieux revenait vers son camp, se laissait assaillir par les bises des coéquipiers. Des genoux de Léon les sieurs Monge et Guinchan, abandonnés à la page 67, glissèrent sur le tapis. Ce matin, elle aussi, Rose était revenue vers son camp, porteuse d’un message qu’elle avait commencé à lire : À la demande de Rose, je n’ai pas porté plainte. Mais je le ferai dans une heure si elle ne me ramène pas les valides… Quant aux malades, ils rejoindront aussitôt guéris…
— Merci, ma Rose, je n’en attendais pas moins de toi !
D’une main preste subtilisant le billet, la mère s’était épargné la lecture de la suite ainsi que tout commentaire :
— C’est bon ! Filez, les filles !… Non, pas toi, Guy. Je ne prends pas le risque de te laisser sortir.
Évidemment elle ne pouvait pas se dédire et Guy, bien content de rester la veille pour la fête, ravi à l’idée de remettre ça rue Vaneau, était allé s’enfermer dans sa chambre. La flûte, torture acoustique, acharnée sur le Roi de Thulé que pour une raison indéterminée sa mère détestait entendre, exprimait sa fureur. Inutile, d’ailleurs : il ignorait qu’entre-temps Gabriel était passé, insistant :
— Aline, j’ai quelques amis chez moi, à midi. Les Dumont notamment. Tu viens déjeuner avec nous… Si, si, tu dois t’aérer un peu. Tu peux bien laisser tes garçons seuls jusqu’à ce soir. Avec les restes d’hier ils ont de quoi s’étouffer.
Et elle était partie, camouflant mal sa satisfaction, disant d’une voix forcée :
— Après tout c’est vrai, je suis libre. Je vais refaire un peu la fille… Léon, tu surveilleras le petit.
Nouvelle clameur dans le poste : un second but venait d’être marqué… Que la mère eût jadis fait la fille, qu’elle en parlât, même par boutade, qu’elle pût — elle qui recevait peu et sortait moins encore — aller manger quelque part sur une nappe qui ne ferait pas partie de son linge sale, Léon n’appréciait pas. Mais il comprenait bien : parmi les amis, ceux qui restaient capables d’inviter ou de se pointer à la maison devenaient rares ; l’exception méritait d’être encouragée. La clameur se prolongeait, se terminait bizarrement par un bruit métallique. Il aurait fallu ramasser Monge et Guinchan. Le bac approchait. Mais ce bruit métallique, joint au renoncement de la flûte… Sapristi ! Le temps d’écarter le voilage, et déjà, le fichu môme galopait au bout de la rue.