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Pieds nus, déshabillé, incapable d’exposer sa gorge piquée de blanc, que pouvait-il faire, Léon ? Et s’il ne faisait rien, qu’allait-on penser ? Du côté de la rue Vaneau, le fuyard une fois reçu, cajolé, examiné, fuserait le reproche : Mais ce petit n’avait rien, Léon, et tu le savais ! De l’autre côté, on ne serait pas moins aigre : Je comptais sur toi et tu le laisses partir. Ma parole tu l’as fait exprès ! Deux fois réputé complice, quand on ne l’est de personne, non et non ! Heureusement douze stations en ligne 1, le changement à Concorde et quatre autres arrêts avant Sèvres-Babylone laissaient le temps de réfléchir et de téléphoner. Afin que rue Vaneau chacun sût son regret de n’avoir pu accompagner les filles, il aurait dû déjà donner un coup de fil.

Nerveux, Léon composa le numéro, se trompa, recommença. À supposer que tout le monde fût sorti, là-bas, que ferait le petit ? Avait-il pensé qu’en ne protestant pas la veille pour se sauver le lendemain il était lui-même fautif ? Allait-il prétendre qu’on l’avait bouclé ? Joli débat, qui en laissait prévoir d’autres : on serait souvent, comme ça, coupés en deux.

— Allô, papa ?

Encore une chance de tomber sur lui. Léon toussa, trois ou quatre fois, se découvrit une pauvre voix :

— Allô, papa ?… Je voulais te prévenir : ne sortez pas. Maman est absente et Guy en a profité pour filer.

À l’autre bout du fil on répondait par une question qui trouva bonne réponse :

— Pourquoi veux-tu que je l’en empêche ? Il n’avait pas grand-chose et de toute façon c’est fini. À bientôt !

Personne n’était trahi. Gardé à droite, il ne restait plus qu’à se garder à gauche. Léon se mit à feuilleter le mémento téléphonique du clan, hésita entre les deux numéros de Gabriel, le privé et le professionnel, élimina le PROvence qui avait toutes les chances d’être bancaire, au bénéfice de VAUgirardet tomba pile sur son parrain :

— C’est Léon ! Puis-je avoir maman ?

Elle accourut dans les dix secondes et, comme prévu, avant toute explication, se déclencha aussitôt le gloussement d’inquiétude : Qu’est-ce qu’il y a ? Ça ne va pas ? Dis-moi vite.

— Rien de grave, dit Léon. Je me suis assoupi et en me réveillant je me suis aperçu que Guy s’était sauvé… Tu devines où.

On s’affola. On gémit : Mon Dieu ! Ton père va prétendre que Guy n’avait rien, que je le séquestrais. Mais Léon, abandonnant la voix de fausset, s’en recomposait une grave :

— Veux-tu que j’essaie d’arranger les choses ? Je vais dire à papa que finalement je l’ai laissé se trotter parce qu’il allait mieux.

Il raccrocha, bon fils, bon frère, deux fois félicité.

11 avril 1966

même moment

Revenue dans la salle à manger où les convives, à trois heures passées, en étaient encore au café, Aline, qui avait refusé de la fine, saisit au passage le verre de Gabriel et l’avala d’un trait. L’appareil se trouvant à côté de la porte, chacun avait pu entendre et comprendre. Mais sauf Gabriel, dont le regard interrogateur ne reçut pas de réponse, personne ne demanda rien. Depuis longtemps Aline connaissait la consigne : un prévenant silence ! Les frasques de Louis, ses amis les avaient connues bien avant elle et sûrement commentées, dégustées, comme ils en dégustaient d’autres, avec les liqueurs. Ils avaient sans doute parié : Divorcera, divorcera pas. Mais parmi ces trois ménages quadragénaires, les Dumont, les Bringuet, les Touloux, pas un mari et, chose plus grave, pas une de ces femmes, aussi exposées qu’elle, ne l’avait jamais mise en garde. Tout au plus, voilà une douzaine d’années, entre la naissance de Rose et celle de Guy, alors que leur père manifestait déjà pour sa femme un intérêt à éclipses, celui d’Albert Bringuet s’était-il un moment manifesté. Sans succès. Car enfin le petit jeune homme affamé ne manquant pas, les bajoues de Bringuet n’étaient guère tentantes ; et le plus cocasse c’était bien qu’une fois, une seule fois, Aline ait failli se laisser aller, que pour trois ou quatre baisers échangés au fond d’un taxi avec un étudiant pressé, pour une promesse de rendez-vous pas tenue, elle s’en soit voulu comme d’une trahison ! Louis ne méritait pas tant de scrupules.

Retournée à sa place, assise en équerre, Aline ne bougeait plus. Propos décousus, ronds de fumée, tintements de verre, autour d’elle c’était la confusion habituelle : rien qui pût retenir l’attention. Et pourtant elle avait envie de mettre les pieds dans le plat, d’écraser. Parmi ces trois couples, qui aimait qui ? Qui trompait qui ? Dumont couchait avec sa secrétaire, c’était connu. Mais Touloux, Bringuet et les deux autres bonshommes non mariés, invités pour assurer le panache, et Gabriel lui-même, veuf très veuf, mais fondé de pouvoir entouré de jolies dactylos au Crédit lyonnais, combien de mensonges proféraient-ils par jour ? On sait ce qui passe d’eau, de gaz, d’électricité dans une maison. On sait ce que débite un distributeur de bonbons. Chaque fois que les hommes font l’amour, ça devrait s’enregistrer sur un compteur. On n’aurait qu’à relever. On saurait à quoi s’en tenir. Mais voilà qu’à la droite d’Aline on demandait :

— Vous n’avez pas revu Gertrude, votre collègue ?

— Non, dit Laura Touloux, la postière. Elle s’est fait nommer à Brest. Mais j’ai rencontré son mari : il n’a pas l’air de lui en vouloir.

Qu’il y eût des femmes pour laisser des hommes sur le sable, c’était réconfortant. Pourtant Aline ne put s’empêcher d’intervenir :

— Il est bien bon, dit-elle. Louis m’a quittée et je vous jure que je ne suis pas près de l’en tenir quitte.

Qu’est-ce qu’ils avaient tous à baisser les yeux ? Il y a deux sortes d’abandonnées : celles qui pardonnent et qu’on répute connes ; celles qui tracassent et qu’on répute garces. Pour le respect de soi mieux valait faire partie du second lot.

— Vous voilà délivrée, tout de même ! fit Laura.

— Délivrée, je veux bien, reprit Aline. Mais soyons franches : je n’ai plus aucune chance de me recaser. Les restes des messieurs qui pourraient s’accommoder des miens ne me séduisent pas. Je n’ai aucun métier, aucun moyen de vivre en dehors d’une pension qui est, somme toute, une forme de la mendicité. Il n’y a pas de quoi pavoiser.

Pour les présentes, aussi fragiles, la conversation aurait dû devenir insoutenable. Mais non ! Un accident d’auto, un abandon, ça n’arrive qu’aux autres et puisque l’éclopée elle-même parlait de son mal, la politesse n’avait plus à fermer la bouche de personne. Et allez donc ! En trois minutes ces gens mariés faisaient le tour de la question : tous généreux, libéraux, ouverts, je ne vous dis que ça, mais glosant pour la gloire sans en croire un seul mot. Un des célibataires, Samuel, laissait tomber le droit au bonheur sur le tapis. Annie Dumont, sûre du sien, l’approuvait, regardant Aline avec sympathie, ne croyant pas pour autant que ceci comportât le droit au malheur du conjoint recalé, puisqu’il redevient libre. Libre, n’est-ce pas ? O sainte liberté ! Vénus un peu Janus redevenant Junon à volonté ! L’autre célibataire, Marc, inquiétait davantage, insinuant qu’après tout le divorce n’existerait pas si le mariage lui-même, concubinage légal, si la famille, cellule provisoire des sociétés bourgeoises… Gabriel lui-même s’en mêlait, prenait feu, se lançait dans une défense passionnée de la famille, disant que la fonction sexuelle peut être aisément séparée de la reproductrice, mais non de l’éducative ; que la nécessité d’un territoire, commune à tous les êtres vivants, fonde la propriété et en même temps le socialisme, cet espace vital ne pouvant empiéter sur celui d’autrui ; que de même la famille est fondée sur le temps vital nécessaire à l’élevage des enfants ; que loin de se raccourcir il s’allonge ; qu’au moment où les spécialistes soulignent l’importance des relations d’identification, d’opposition, d’équilibre entre le couple parental et ses enfants, il paraît suicidaire d’attaquer un système naturel pour la seule raison qu’il est pratiqué en système bourgeois. Et la respiration, mesdames, est-elle bourgeoise ?… Toutes choses vraies, mais abstraites et soudain ridicules comme des condoléances. Aline n’écoutait plus. Elle n’était plus de ce monde des ménages, rassurés par l’expression même de leur précarité à quoi, tant qu’ils existent, ils font belle exception.