Elle s’était levée avec ce qu’elle appelait « les cheveux en fil de fer », et deux, puis deux autres comprimés d’aspirine, n’étaient pas venus à bout de cette migraine tenace, térébrante, associée à une crampe du mollet. Tirant la jambe, elle avait embrassé, nourri son monde, contrôlé la toilette, les boutons, les souliers, les mouchoirs des Quatre, pour les expédier chez les Fioux dans la voiture de Ginette, venue les chercher à dix heures, en même temps qu’une certaine valise vivement enfouie dans le coffre avec ce commentaire : C’est ce dont je t’avais parlé. Incapable d’avaler une bouchée, mais soucieuse de sa gloire, elle achevait de ranger, de briquer, de poursuivre un dernier grain de poussière quand, entrant chez elle comme dans un moulin, par les portes laissées volontairement béantes — ouvrir, c’est recevoir : elle ne voulait que subir —, un quidam envahit le vestibule et s’annonça en tapant des pieds :
— S’il vous plaît ? Il y a quelqu’un ?
Aline parut et tout de go s’enquit d’une voix aimable :
— Vous venez pour la razzia ?
À vrai dire, ce long jeune homme blond, papillotant des paupières derrière des lunettes innocentes, l’étonnait un peu. D’après l’image qu’elle gardait du notaire de Chazé, brave devant les fermiers, courbe auprès du marquis, la respectabilité de ses collègues exigeait qu’ils fussent gros et gris. Se méfiant de tout inconnu, n’ayant pas compris grand-chose aux explications de Me Lheureux, elle n’attendait que des adversaires.
— Excusez-moi, fit l’intrus en s’inclinant, d’avoir à remplir une tâche désagréable. M. Davermelle n’est pas arrivé ? Nous avions bien précisé : deux heures.
— Vous connaissez mon mari, maître ? dit Aline, l’œil froncé.
— Je n’ai pas cet avantage.
On reprit modestement :
— Je me permets de préciser que je ne suis pas Me Vermet, mais son premier clerc.
Évidemment le patron ne se dérangeait pas pour si peu. Le regard du clerc, sans doute mal payé, mais habitué à s’arrondir la bouche de gros chiffres, à flairer l’odeur des fortunes d’autrui, faisait négligemment le tour de la pièce. De cet ensemble Mobiliart, en teck, obtenu au rabais — 20 %, au titre d’employé —, réglé par d’interminables retenues sur le salaire, Aline n’était pas peu fière. Comme de ses rideaux croisés. Comme de sa moquette. Hier une cigarette tombée dessus la mettait en transe ; et demain de tout ça il ne resterait rien. Elle étouffait. La conciliation, voilà des mois, avait été une épreuve ; mais depuis lors tout se passait entre les avocats, les avoués, les huissiers, les juges, dans un tourbillon lointain de procédure ; elle avait seulement vu circuler du papier. Ce partage rendait le jugement réel, devenait la noire cérémonie, l’exécution finale.
Les lèvres serrées, les narines dilatées, elle s’était laissée tomber sur un siège, en face du clerc, pénétré de componction, mais qui commençait à s’impatienter, à remuer de la jambe. Une estimation-partage, c’est toujours une corvée, même quand on évite les cris, les larmes, les injures. La petite dame n’était pas de première jeunesse, elle était gentiment installée, elle avait bien tort de liquider son bonhomme pour une banale histoire de braguette. Me Vermet disait toujours : Si la moitié de votre maison brûle, l’assurance paiera. Vous en perdrez un peu plus dans le divorce, mais il n’y a pas d’assurance. Finalement c’est encore un privilège de riches.
— La maison sera vendue plus tard, dit le clerc pour alléger l’attente. Aujourd’hui nous ne nous occuperons que des meubles. Ce sera vite fait. J’ai préparé l’accord…
— Il n’est pas signé, vous savez ! dit Aline.
Très sèchement, très haut, parce que Louis entrait.
Il entrait, accompagné d’un tiers qu’Aline reconnut aussitôt : c’était l’huissier qui lui avait apporté la première citation. Elle fut dupe de l’astuce : s’il se faisait soutenir par l’huissier, c’est qu’il craignait le clerc. Masqués d’indifférence, les deux hommes de loi déjà prenaient contact. Pas de contrat, pas de biens propres, pas de reprises personnelles, tout en communauté : c’est simple ! marmonnait l’un. Vous avez des factures ? demandait l’autre. Aline en sortit une liasse d’un tiroir. Le clerc les feuilleta, en saisit une :
— Commençons par cette pièce, puisque nous y sommes, dit-il. Le buffet a été acquis voilà quinze ans, pour…
— Il s’agit d’un ensemble qui ne peut pas être divisé, dit Aline. J’en ai besoin pour les enfants. Mais vous n’allez pas me le compter au prix d’achat. Ce n’est plus que de l’occasion.
— Avec la dévaluation, aujourd’hui, ça vaudrait le double, dit Louis.
— Nous appliquons le barème ? dit le clerc en regardant l’huissier.
— Le barème date : il avantage celui qui reprend, dit l’autre. Je ne peux pas conseiller à monsieur Davermelle…
— Si les enfants en ont besoin, tenons-nous-en au barème, grogna Louis.
Il n’eut pas longtemps besoin de feindre l’humeur. Pressés, comprenant bien que le mari désirait surtout en finir pour remployer sa part, ces messieurs tournaient rapidement, pilotés par Aline. Les enfants eurent besoin des meubles de la cuisine, de ceux de leurs chambres, de la machine à laver, du réfrigérateur, des draps, des couvertures, du linge, de la vaisselle. Arrivée dans sa chambre, Aline dit, arborant son plus aigu sourire :
— C’est un lit à deux, j’entends bien, mais dois-je le céder à ma remplaçante ?
Le premier accrochage eut lieu près du piano, nécessaire aux gammes des filles, mais sur quoi leur père jouait depuis son enfance.
— Il vient de la famille de monsieur, c’est vrai, dit Aline. Mais les enfants sont aussi des Davermelle.
Louis abandonna le piano, le troqua — non sans mal — pour le secrétaire Louis XVI du palier, cadeau de la tante Irma. Aline aussitôt le réputa d’époque.
— Dans ce cas envoyez-le à la salle des ventes, dit Louis.
L’huissier arguant des mortaises, Aline admit qu’il s’agissait peut-être d’une copie. Mais, tout en le réclamant, elle tint alors pour faux le cartel Napoléon III, don du régisseur, qui l’avait lui-même reçu de la marquise un jour qu’elle vidait ses combles. L’huissier le crut authentique. Le clerc, aussi. Aline, hors d’elle, parla de collusion, refusa de continuer. Il fallut une demi-heure de palabres et l’abandon à vil prix des lustres, des tapis et de la plupart des bibelots pour l’amener à composition. Louis se cramponnait. Aline avait sans doute deviné son souci de faire vite et décidé d’en profiter. La pintade, ça devenait du vautour ! Restait l’atelier dont Aline admit que le contenu pût revenir à Louis. Elle excepta toutefois les livres d’art. Elle hésita pour les toiles empilées sur la tranche dans un coin. Me Lheureux avait pris soin de l’informer : l’œuvre d’un artiste, en régime de communauté, est copropriété du conjoint, comme s’il en avait créé la moitié. Louis tenait à ses croûtes. En demander cher serait avantageux pour elle, mais flatteur pour lui ; les négliger, humiliant.