C’était donc le prétexte : une plaisanterie anodine, ne reflétant que la triste vérité ! Ça les gênait, la vérité. Agathe parlait aussi de photos : C’est la nouvelle manie de papa… « Allez ! Tous autour de moi. » Une photo de famille avec Odile dedans, tu vois le genre. Je me défile, si je peux. Si je ne peux pas, quand le déclencheur automatique se met en marche, je remue la tête. Mais Agathe n’était pas toujours à la hauteur. Elle l’avouait elle-même : Bien reçu ton mot (14) ce matin. Figure-toi qu’Odile a eu le toupet de me demander : « Ta maman va bien ? » J’avais envie de lui répondre ; « Elle irait mieux si tu n’existais pas. » Je n’ai tout de même pas osé. Agathe aurait dû. Oui, Agathe aurait dû moucher sa belle-mère ! et au surplus, sans la tutoyer. Elle a été plus finaude en ajoutant : Papa essaie de me gâter ; je ne suis pas dupe. Si son père lui voulait vraiment du bien, il relèverait la pension. Il gâte ses enfants chez lui, pas chez leur mère : comme si ce n’étaient pas les mêmes.
Aline saisit le dernier rapport, daté de la veille, 30 août, en relut l’essentiel : Nous voilà donc rentrés : dans la nouvelle maison à Nogent. Papa reprend son travail après-demain. Odile aussi. Ils ont le droit de nous garder jusqu’à la rentrée. Ça leur posait un problème et j’ai cru un moment qu’ils allaient nous renvoyer à Fontenay. Papa a préféré mobiliser une fois de plus la tante Irma. Tu la connais : elle a avalé une pendule et va toujours faire les provisions à onze heures. Si tu m’appelles vers onze heures et demie…
Agathe avait seulement oublié d’indiquer le numéro ! Mais les renseignements ont leurs listes de transferts et un Davermelle y était noté comme venant de s’installer à Nogent… Le cadran tourna sept fois. La langue d’Aline n’eut pas à en faire autant pour trouver des excuses ou des explications. Au bout du fil chantait la voix de mésange :
— Allô ! C’est maman. Tu es seule ?
— Oui, vas-y, il n’y a que Léon.
Que les minutes défilent ! Après tout, dans le même secteur on ne paie qu’une communication. L’exclamatif s’emmêla à l’interrogatif :
— Ce que ça m’a paru long, ma petite fille !
— À moi aussi.
— Tu n’as pas maigri, au moins ?
— Non, j’aurais plutôt pris du poids.
— Je vois ! On t’a fait manger trop de farineux. Mais dis-moi, cette maison de Nogent, comment est-ce ?
— Plutôt grand, presque vide et très délabré. Tout à refaire, quoi !
— Quand même, je me demande où ton père trouve l’argent. Ce qu’il a dû nous en détourner ! Au fait, as-tu pu savoir où travaille ta belle-mère et combien elle gagne ?
— Elle l’a dit devant moi : mille huit cents aux Éditions Ballin. Mais tu sais, ici, ce n’est qu’une location et, à Combloux, ce sont les Milobert qui ont payé.
— Non ! Tu es sûre ? Il se fait entretenir maintenant ! Je ne l’aurais pas cru tombé si bas. C’est sans doute par compensation qu’il se venge sur moi. Tu sais qu’il vient de me retirer votre nom ?
— Je sais, il s’en est vanté. Même Odile en était gênée.
— Gênée, celle-là ! Pures simagrées… Enfin s’il n’y avait que ça, ce serait seulement une épreuve de plus pour moi. Malheureusement il y a pis. Ton père exigeait la vente, tu le sais, et la maison, hélas, a trouvé preneur. D’ici trois mois nous devrons nous resserrer, ma pauvre chérie, dans un appartement. Quatre pièces, au plus ! Ce qui exclut toute chambre individuelle…
— Il va falloir que je me remette avec Rose ?
La voix de mésange s’altérait. Aline prit la tangente :
— Comment faire autrement ? Tu pourras en remercier ton père… À propos, je pense qu’il s’est casé tout près pour mieux nous harceler. Mais il a oublié une chose : par l’autobus te voilà à dix minutes de chez maman. Tu n’es pas enfermée à clef, je suppose. Tu résides légalement chez ton père. Mais du moment que tu y couches, rien ne t’empêche, rien n’empêche Léon — ni même les autres, s’ils veulent venir — de passer l’après-midi chez moi.
Le coup de sifflet des jeunes de l’époque — saluant belle fille, belle chanson, bonne idée — retentit dans l’écouteur.
— Ne vous en cachez pas, surtout ! ajouta rapidement Aline. Vous direz en rentrant : nous sommes allés voir maman. Quoi de plus naturel ? Quand il se sera aperçu que, dans l’autre sens, c’est seulement la loi qui vous amène, il sera peut-être moins arrogant, ton père.
MAI 1967
5 mai 1967
Grancat revenait, maussade, de la Quatorzième. Pour une fois qu’il plaidait au pénal il était servi : son client venait d’écoper le maximum. Grancat s’en était douté en voyant le président Dutoitre s’installer sur le siège à la place du bon vieux Gamoux, malade, et pencher la tête d’un air intéressé. Habitué aux robins pour casseurs, Dutoitre ne ratait jamais les civilistes précédés d’une réputation de gros gagneurs. Échec bien payé, échec moins cuisant, disait le patron à ses stagiaires. Voire ! Le prestige, aussi, est alimentaire.
Ruminant, bousculé par des collègues pressés de tomber la robe pour foncer vers leurs salles d’attente, Grancat entrait au vestiaire quand il se trouva nez à nez avec Lheureux, qui en sortait.
— Tiens, fit-il, ça m’arrange. J’allais te téléphoner au sujet des Davermelle.
— Dégagez la porte ! maugréa un ténor à rosette posée sur canapé.
— J’allais en faire autant, dit Lheureux. Ma cliente se plaint de ce que ton cousin profite des visites pour monter ses enfants contre elle.
Grancat relevait sa robe, la passait par-dessus sa tête, l’accrochait :
— Soyons sérieux, dit-il en se repeignant. Louis n’est pas innocent, mais Aline a un sacré toupet. La pension est payée rubis sur l’ongle, alors qu’Agathe est en état quasi permanent de non-représentation et que Léon manque une fois sur deux.
— Allons ! dit Lheureux. Il s’agit de jeunes gens, difficiles à contraindre. Je te signale d’ailleurs que les cadets, inversement, font des incursions à Nogent certains jours où ils n’ont aucun droit d’y être.
Tractant le confrère, Grancat repassait la porte, remontait vivement la galerie :
— Trois lettres recommandées à la mère, une dizaine de déclarations d’absence au commissariat ! dit-il. Il va bien falloir passer aux sommations et, si nécessaire, à la plainte. Je comprends qu’Aline enrage d’avoir dû quitter sa maison, de savoir qu’à peine libéré d’elle Louis semble réussir. Ce n’est pas une raison pour organiser ce massacre à l’épingle…
— Réciproque ! fit Lheureux.
Grancat claqua de la langue, agacé : loin du client, on n’ergote plus.
— Injures, calomnies, malédictions proférées à l’égard du père, reprit Grancat, c’est le menu quotidien des enfants. Manque-t-il un papier ? Aline le refuse. Arrive-t-il du courrier pour Louis ? Elle le brûle. Un client ? Elle déclare ignorer sa nouvelle adresse. Et je ne parle pas du petit héritage laissé par la tante Irma qui vient de mourir subitement : Aline s’est jetée dessus…