— Si tu n’as pas de devoirs, fit-elle, pourquoi ne sors-tu pas ?
— Où veux-tu que j’aille ? Maman a mis mon vélo sous clef, dans la cave.
Parce que sa mère l’avait rencontré, venant du bois de Vincennes, donc sans doute de Nogent. Mé, qui ne l’ignorait pas, se garda bien d’opiner, encore qu’à son avis la mesure fût maladroite et poussât plutôt au raid de protestation : en autobus, ou même à pied. Mais la toute bonne tombait de mal en pis :
— Et tes hamsters, fit-elle, tu ne t’en occupes plus ?
— Maman les a jetés, dit Guy. Elle trouve que ça pue dans un appartement.
Quelle solution, sinon de se précipiter dans la cuisine pour y mitonner un chocolat sept-bouillons, accompagné de sablés à la crème de récupération, autre spécialité de son cru ? Guy s’empiffra bientôt, non sans protester contre la sortie du plateau :
— Tu ne vas pas en donner au pacha ?
Il accompagna pourtant sa grand-mère, frappa du dos de l’index les trois coups rituels qu’exigeait le redoublard plongé dans la préparation de son bac, mais ouvrit assez vite pour se donner le plaisir de voir se relever une tête hirsute qui honorait le cahier d’un studieux roupillon.
— Quand je te le disais ! fit Guy. Il travaille.
— Fous le camp ! hurla Léon.
Sa grand-mère s’avança, mais Léon ne daigna même pas renifler la tasse. L’œil morne, la lippe prononcée, il grogna sur le ton qu’il opposait aux lancinants petits soins de sa mère :
— Du chocolat ! Tu sais pourtant bien que tout ce qui contient du lait, j’en ai horreur.
Mé repartit chez les filles. Lit-banquette à gauche, lit-banquette à droite, deux étroites armoires qui se faisaient face, deux étroits secrétaires dont les occupantes se tournaient le dos : c’était plus une nécessité qu’une volonté. L’insolite, c’était la ligne blanche tracée à la craie sur le plancher. Encore heureux que la porte et la fenêtre fussent dans l’axe, séparant ainsi une demi-pièce nue, rigoureuse, d’une demi-pièce frivole, tapissée de photos de stars, de fleurs en papier, d’accessoires de cotillon !
— Chacun chez soi, dit Rose. J’en avais marre du fouillis d’Agathe.
Les deux sœurs burent leur chocolat, sans rire.
— Mais qu’as-tu fait de tes coquillages ? dit Mé.
— Ben voyons, dit Agathe, elle les a planqués chez papa.
Rose se retournait déjà vers ses livres. Agathe glissait vers le balcon, jetait un coup d’œil sur la rue et, après avoir agité la main, commençait à enfiler sa gabardine. Un léger sifflotis avertit Léon, qui sortit de son antre, l’œil rallumé, pour demander : Ils sont là ? Mé, perplexe, ne sachant pas s’il convenait ou s’il ne convenait pas d’exiger une explication, rangea d’abord le plateau. Quand elle reparut, la porte se refermait. Les cadets lorgnaient le trottoir, du haut du balcon :
— C’est Marc, dit Rose.
— Et Solange, dit Guy. Je te parie qu’ils ne seront pas rentrés avant minuit.
21 mai 1967
Trois cents tulipes crèvent le gazon, par bouillées de quinze, au ras de quoi Guy fait des prouesses pour faire virer la tondeuse électrique sans couper le fil qui, par une fenêtre ouverte, s’en va chercher le courant à la prise multiple où se trouve également branchée la télévision. Odile a crié, voici un quart d’heure :
— Arrête un peu, sinon les plombs vont sauter !
Ils ont sauté, interrompant la tonte et le grand film. Louis, descendu de son grenier, les a changés avec entrain :
— Tant pis pour les plombs ! Regarde la mine du gosse.
Ce bon père ! Il a tranquillement — sur l’évier, avec du Paic-Citron — nettoyé son pincelier. Puis il est remonté. Oubliée, sa colère du matin : après le refus d’Agathe tenant tête à la sommation, après la dérobade de Léon — resté dix minutes : juste le temps d’être compté présent — et le serment vengeur d’en venir la prochaine fois à la prise de témoins. Là-haut il y a Rose et, quand Rose y fait sa chatte, Louis ne tarde pas à ronronner.
Le film, amputé de deux ou trois scènes, a repris. Odile, plus à l’aise debout qu’assise et moins portée sur le petit écran que sur le livre, ne se demande pas pourquoi l’héroïne chiale, mais comment le metteur en scène a pu laisser l’actrice s’inonder de larmes aussi factices. Au fond, ce qui l’intéresse, ce n’est pas le secret de la fille, c’est le sien : au nom de quoi elle se repose. La nullité du film l’arrange, comme l’arrange l’absence d’Agathe et de Léon — qui n’ont pas rapetissé, qui ne seront jamais de la taille souhaitable. Elle s’enfoncerait volontiers dans le fauteuil-sac, elle dormirait bien… Mais quoi ?
— Tu prends ? hurle-t-on du haut de l’escalier.
Le téléphone sonne. Odile se déplie, tortille d’un pied, saisit l’ébonite et, avec une assurance qui n’est plus assez récente pour lui mettre de la bouillie dans la bouche, annonce :
— Ici, madame Davermelle.
— Ici, l’ancienne ! répond l’écouteur.
Trois secondes de silence… On a beau se trouver sur le mirador, la première fois que la panthère feule en dessous, ça surprend. Eh bien, je vous fais peur ? Ce n’est pas après vous que j’en ai, ma petite. Bien que… ! Enfin, passez-moi le bonhomme ! précise la voix, assez rêche pour paraître authentique. Odile s’étire un peu le cou. Ce qui passe le moins bien, c’est le ma petite, flatteur en un sens, mais dominateur, assuré de trouver en face quelque confusion. La vénérable dame de Fontenay a tort. On ne jouera ni la gêne, ni l’amusement, ni la dignité. On raccroche, sûre d’être rappelée.
On l’est en effet. On laisse longuement carillonner. Tu prends ? répète le grenier. Odile crie : C’est pour toi ! et consent enfin à décrocher. La leçon semble avoir porté : Ici, la mère des enfants, reprend la voix, toujours acide, mais contenue. Vous désirez sans doute M. Davermelle, mon mari ? fait Odile, en soulignant à peine le possessif. Je vous le passe, Madame.
Lourde pause. Louis arrive, essoufflé :
— Excuse-moi, j’ai dû couper, pour impolitesse, le premier appel de cette personne, dit Odile, assez haut pour être entendue du visible comme de l’invisible.
Elle retourne à son fauteuil-sac.
À Louis de jouer, dont la pomme d’Adam, elle aussi, voyage un instant dans sa gorge. Aline le cueille à froid :
— Puisqu’il faut vous appeler, monsieur, je n’ai pas besoin de vous dire, monsieur, combien j’apprécie les visites d’huissier. Je suis sûre qu’en échange vous apprécierez, monsieur, la requête que prépare mon nouvel avocat. Connaissant votre générosité…
Ahuri, Louis ne ressent d’abord que le poids de ces vous, parmi quoi ne se faufile plus un seul tu. La suite, déjà moins digne de l’exorde, charrie de l’invectif et du saugrenu :
— Au fait, dites à votre pimbêche que je ne suis pas assez riche pour payer par sa faute deux communications… Entre parenthèses, avec sa voix de pruneau, elle est d’où ? D’Agen ? En tout cas, elle me fiche la colique… Bon ! Je disais, vous êtes généreux, vous aimez envoyer des sommations, vous aimerez sûrement m’envoyer de plus fortes sommes…