— Allons-y comme ça ! dit Louis, s’arrachant un soupir pour donner le change à la dame de Fontenay.
Qui n’est pas dupe. Qui déjà cherche à rabioter :
— Bon ! Je me résume. Visites libres, à leur convenance, pour les deux aînés. Quinze pour cent de mieux sur les pensions… Et puisque tu vas, d’après ce qu’on me dit, changer de voiture, laisse-moi la vieille.
NOVEMBRE 1967
10 novembre 1967
Ce fut ce vendredi-là, veille de l’Armistice — grand A, l’officiel, pas l’armistice signé avec Louis et si vite devenu lettre morte —, qu’Aline consentit à se présenter au Centre médico-pédagogique.
Comment ne pas hésiter ? La sensiblerie de cette bande de profs postillonnant sur le thème de la frustration paternelle, elle la vomissait. Et puis les mots, quand même, ça vous rebute : la racine psycho n’effraie pas dans psychologue ; elle inquiète quand on vous parle de pédo-psychiatre. Que Guy fût difficile, soit ! Anormal, sûrement pas. Même atténué — il y a des moments où je me demande si votre fils n’est pas un peu caractériel —, le jugement de l’assistante sociale restait offensant ; et ce, d’autant plus qu’après un pugilat en pleine classe, suivi de plainte des parents pour un œil poché, Mlle Ravigue lui avait demandé d’avertir le père. Avertir Louis ! Aline aurait eu bonne mine ! Et pourquoi, s’il vous plaît ? Le jugement lui avait confié Guy. Il relevait d’elle seule. Depuis le divorce elle n’avait jamais rien communiqué au père : pas même un carnet de notes. Malgré Me Lheureux, ce prêcheur, toujours en train de faire remarquer que le droit de garde a pour contrepartie le droit de contrôle. Malgré les protestations de Rose : Tu répètes tout le temps que papa s’en fiche et, quand il réclame, tu cries que ça ne le regarde pas. Celle-là, elle en prenait certainement copie, elle s’en gargarisait de ses bonnes notes ! Et dans un sens, si les autres en alignaient de médiocres, elles leur inspiraient au moins un judicieux silence.
Non, vraiment, si Guy, giflé pour une vétille, n’avait pas piqué une véritable crise et jeté à la tête de sa mère tout ce qui lui tombait sous la main, cafetière, beurrier, pot de confiture et friteuse, saccageant du même coup la cuisine éclaboussée de leur contenu, si d’autre part la direction, signataire du bulletin de présence, n’avait proféré de vagues menaces au sujet des allocations, Aline aurait, comme les précédentes, négligé la troisième feuille verte de convocation.
Guy en remorque, pas content, tenu par le bras, elle hésitait encore, place Saint-Michel, à piquer sur la rue Danton. Et même dans le hall, la porte franchie, à ne pas s’en retourner… Quel argument pour Louis s’il apprenait la chose ! Et malgré la serinette : Tes sottises, si je les racontais à ton père, il s’occuperait de tes fesses ! comment être sûre que ce gosse impossible n’aille pas s’en vanter ? Non, décidément… Sa convocation en main, Aline cherchait des yeux le bouton électrique.
— Vous nous amenez ce jeune homme ? dit une souriante hôtesse, surgissant à point nommé. Feuille verte… C’est pour le Dr Trainel. Je vous accompagne.
Il fallut bien, avec elle, grimper au second.
Un blanc-bec, pas trente ans, maigrichon, au poil roux, aux yeux verts, aux mains piquetées de son. Sans blouse blanche. Assis devant un méchant bureau métallique, chargé d’une pile de cartolines et d’un dictaphone. Dans un cabinet presque vide où s’alignaient devant lui quatre chaises. Il avait lancé :
— La mère d’abord, s’il vous plaît. Mesdames, vous vous occupez du petit.
Le confiant donc aux dites dames — 25, 35, 45 ans environ : trois aspects de la femme, au choix, et le gosse s’était aussitôt approché de la plus jeune —, Aline abandonna Guy dans une vaste pièce, claire, égayée de peintures d’enfants, peuplée d’animaux en peluche, de poupées, de meccanos et d’appareils bizarres, indéfinis, faisant des lieux quelque chose d’intermédiaire entre la salle de jeux et la salle d’examen. D’abord assez raide, Aline vint se poser sur la première chaise et, considérant le bout de ses pieds, attendit. Vite tranquillisée. Ce médicaillon, parcourant du regard un dossier réduit a une petite page, ne lui en imposait pas.
— Tout ça n’est pas grave, dit le jeune homme.
— C’est bien mon avis, dit Aline.
— Vous êtes divorcée, n’est-ce pas ? reprit l’autre, négligemment. L’enfant se rend mal compte de vos difficultés. Rien de spécial à nous signaler ?
Débutant, mais compréhensif, ce Dr Lainel ou Rainel, dont le nom à tout prendre importait peu, devait être chargé des petits cas sans suite.
— Mon Dieu, fit Aline, rien que de très banal. Guy aimait son père. Son père nous a abandonnés pour épouser sa maîtresse. Il conserve le droit de visite, dont il abuse pour monter l’enfant contre moi.
— C’est assez fréquent, dit le psychiatre.
Il ne notait rien. Il avait ce regard commun aux confesseurs et aux policiers, mais voilé d’amicales paupières. Après tout, s’il considérait comme néfaste l’influence du père, son dossier pouvait se révéler utile. Cet homme avait besoin d’être renseigné et il était heureux qu’il le fût par la mère. Une question tombait :
— Les frère et sœurs réagissent-ils de la même façon ?
— Bien sûr que non, dit Aline. Les deux aînés, Léon qui vient de passer son bac et commence sa pharmacie, Agathe qui est en terminale, sont des jeunes gens capables de comprendre. Ils se méfient même si fort qu’ils ne vont pratiquement plus chez leur père…
La tête rousse oscillait doucement. Aline se laissa glisser. Les cadets, n’est-ce pas, sont toujours plus malléables. Mais ce qui n’étonnait pas de la part de Guy, onze ans, dépourvu de jugeote, devenait moins naturel chez Rose, quinze ans et demi, élève exceptionnelle. Le souci de contrer sa sœur, plus jolie qu’elle et forcément plus libre, devait compter, comme pour Guy celui d’asticoter son frère, par lui surnommé le pacha et, depuis qu’il faisait du latin, ego nominor Léon. Malin, ce gosse, en effet. Mais exaspérant. Parce qu’exaspéré. D’un côté un appartement étroit, pas d’auto, peu d’argent ; de l’autre une maison, une belle voiture, l’aisance. Pas de chambre pour Guy à Fontenay, alors qu’il en avait une à Nogent. De son égoïsme le père tirait trop d’atouts. Comment supporter les comparaisons, faites entre deux trains de vie et non entre deux niveaux de tendresse ?
— Ces mêmes avantages devraient être sensibles aux aînés, dit soudain le psychiatre. Vous ne croyez pas à une autre fixation, d’ordre affectif ?
Le visage d’Aline se crispa.
— Pour Rose, souffla-t-elle, je dirais qu’il y a peut-être quelque chose de vaguement sentimental, comme parfois entre père et fille. Pour Guy, c’est affreux, j’ai l’impression…
— Quelle impression ?
L’œil vert devenait fixe, insistant, précis comme une foreuse.
— Cet été, reprit Aline, j’ai envoyé Guy en colonie, Rose en Angleterre. Ensuite il a bien fallu les livrer à leur père. Depuis qu’ils sont revenus, Rose est un bloc de glace. Quant à Guy, il faut l’entendre parler de sa belle-mère ! Du bébé qu’elle attend ! Comme si c’était moi, docteur, comme si c’était moi ! J’ai beau lui dire que cet enfant ne sera pas son frère ou sa sœur, pas vraiment, puisqu’il a été fait dans un autre ventre, il ose me répondre : Ça ne change pas la graine !