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— Ils sont partis sans un slip de rechange, dit M. Davermelle. Leur grand-mère a dû tout leur racheter, pendant que je trottais de mon côté pour garnir votre dossier. Heureusement que je suis à la retraite ! Louis travaille et n’aurait pas pu s’en occuper.

— C’est parfait, dit Grancat. Moins on le voit, en ce moment, mieux ça vaut. Qu’il reste le bon père bousculé par les siens !

— C’est exactement ça, dit Rose, candide.

— Bien sûr ! fit Grancat qui n’en avait pas l’air autrement convaincu.

Il souriait. Apparence ou réalité, il les défendrait avec la même éloquence. Cette dangereuse affaire semblait devoir bien tourner. Guy réapparaissait, poussant de l’épaule un battant de porte deux fois plus haut que lui et, moins discret que sa sœur, levait très haut le pouce.

21 juin 1968

Revoilà donc la Grande Salle aux deux voûtes pesant sur leurs piliers carrés : immense, froide, ombreuse, ecclésiale, pleine de fourmis noires charriant leurs dossiers comme d’autres traînent leurs œufs, dans l’incessant entrecroisement de rendez-vous, d’attentes, de parlotes, de galops vers les chambres, de sorties triomphantes ou dépitées. Aline retrouve ce monde rigide de marbre, de bronze et de chêne où, partout sculptée, la loi se déshabille, tétonnière et fessue, sans doute pour laisser croire qu’elle est, en plus austère, sœur de la Vérité. Mais cette fois, Aline n’arrive plus seule, timide, effarouchée, incertaine de ses pas. Elle pique droit sur le banc du fond, jouxtant le feu Me Berryer, à la tête d’une cohorte entièrement féminine : sa mère accourue de Chazé, Annette et Ginette, Agathe, Emma et sa fille Flore maintenant grandelette, toutes pour la circonstance en rupture de bureau, d’école ou de lycée. Six inconditionnelles, six témoins éventuels dont les déclarations manuscrites et détaillées bourrent le cartable de Guy — utilisé à cette fin inattendue contre lui-même — parmi dix-sept autres hâtivement collectées et toutes ronéotées par Annette sur un modèle standard :

Je soussigné (e) certifie bien connaître Mme Aline Rebusteau. Je trouve indigne la conduite de son ancien mari, M. Louis Davermelle, qui après l’avoir abandonnée avec quatre enfants, essaie de lui en arracher deux, sournoisement excités contre elle. J’estime scandaleux d’accabler ainsi une mère dont la tendresse, le courage, le dévouement aux siens devraient être cités en exemple.

Satisfaite de sa prose — qu’ont notamment paraphée Mme Tremblay, professeur d’espagnol, elle-même divorcée, M. et Mme Gaulon, quincailliers, Mme Saintonge, l’adjointe au maire, et la présidente Goubleau —, forte de ses alliés, sûre de leur offrir le spectacle de la déconfiture de Louis, Aline, que deux pilules d’euphorisant aident à tenir la forme, atteint le monument, murmure à son escorte qui accessoirement fait un peu de tourisme : C’est leur patron ! et s’assied à côté de sa mère, tout habillée de noir, dont la tête pivote avec une craintive dignité. Mais elle se relève aussitôt ; elle pousse une reconnaissance jusqu’à la porte du tribunal des référés où son affaire ne doit passer qu’à cinq heures ; elle aperçoit une rangée de dos dominés par une lointaine estrade où font face deux ou trois têtes braquées vers la source invisible d’où flue un filet de voix. Elle dérive, pousse jusqu’au porche du tribunal civil, pointe le nez sur un communiqué de l’Union fédérale des magistrats et revient dans la foule. Louis ne doit pas être loin et sans doute a-t-il ramené les enfants, sans doute les tient-il cachés quelque part dans ce labyrinthe pour le cas où le tribunal le menacerait d’arrestation. Qu’il en profite une dernière fois, car désormais, en fait de droit de visite, une heure par mois, en présence de la mère, c’est tout ce que Me Grainde se propose de lui consentir.

Un coup d’œil vers le banc… Courons ! La suite s’est égaillée un peu partout, curieuse, et c’est Me Grainde qui attend. Sa toge l’enfouit, annulant la femme au ras du cou : mise en plis, fond de teint, rouge à lèvres donnent l’impression que la tête est rapportée. Elle saute sur ses pieds et tout de suite c’est la douche froide :

— J’avais hâte de vous voir. Comme d’usage Me Grancat m’a communiqué son dossier. Je vous dois la vérité : la partie n’est pas jouée !

Mme Rebusteau se rapproche, inquiète. Ma mère ! dit Aline, que rassure le contenu du cartable, mais qu’indispose déjà la soudaine mollesse de Me Grainde, l’avant-veille prête à bouffer du lion.

— Je vous amène du renfort, dit-elle.

Le cartable change de mains, tandis que les robes bleues d’Emma et de Flore, le tailleur gris de Ginette, l’ensemble vert d’Annette, le jean délavé d’Agathe s’agglutinent autour d’elle.

— Que de monde ! dit Me Grainde. Me suis-je mal expliquée ? Ce n’est qu’un référé, ça va durer quelques minutes ; il n’y sera question que de mesures provisoires ; il n’y sera rendu qu’une ordonnance valable jusqu’au jugement sur le fond. La présence même des parties n’est pas obligatoire. Vous n’aurez rien à dire.

Raideur, silence local, au sein du grand murmure et du grand piétinement. Me Grainde a ouvert le cartable. Elle feuillette la paperasse qu’Aline s’est donné tant de mal pour réunir :

— La famille, des voisins, des commerçants, évidemment ! murmure-t-elle avec une légère moue. La présidente, bien sûr. Ah, le professeur d’espagnol ! Bon, ça, si Rose est son élève. Malheureusement…

Le cercle se resserre, les regards des sept femmes convergent sur cette huitième à qui son épitoge donne deux fois barre sur elles :

— Malheureusement, reprend-elle, en face ils ont quinze lettres de Rose ou de Guy, datées par leurs enveloppes et qui, écrites dans les dix derniers mois, réclament toutes un changement de garde. Ils ont sept attestations de professeurs allant dans le même sens. Plus un très embêtant témoignage du président d’un Comité de vigilance qui a reçu les enfants depuis janvier. Plus un compte rendu d’une assistante sociale rappelant qu’elle a été amenée à faire examiner Guy au Centre médico-pédagogique, où le psychiatre de service, dont les conclusions vous gênaient, Aline, n’a pas apprécié le fait que, pour éviter leur transmission au père, vous ayez fourni une fausse adresse…

Les regards maintenant convergent sur Aline.

— Ça, dit Annette, c’est bien toi ! Tu gâches tout par tes gaffes.

— Je ne vous cache pas mon embarras, reprend Me Grainde. Le seul bon argument qu’on puisse tirer de tout ça, c’est que rien ne semble avoir été improvisé. Vous les ignoriez en partie, mais il reste que vous ne m’avez pas fourni tous les éléments d’appréciation. Maintenant que je les ai, quitte à vous décevoir, je dois vous conseiller de faire la part du feu. C’est le président Latour qui sera sur le siège et il paraît difficile de soutenir qu’une jeune fille de seize ans et demi ne sait pas ce qu’elle veut. Mais Guy, lui, a douze ans et peut avoir été circonvenu. À mon avis, il faut disjoindre les deux cas. Abandonner Rose, qui me semble avoir une personnalité très forte et vous causera toujours des ennuis, c’est votre seule chance de récupérer Guy. Nous avons cinq minutes pour amener l’adversaire à cette transaction.

— Mais je ne peux pas faire une différence ! balbutie Aline.

Mater dolorosa ! Ne fais donc pas cette statue-là, lui a un jour lancé Louis, et ce n’est pas faux qu’elle en ait joué. Cette fois, sans le moindre chiqué, Aline est au supplice. Perdre la face devant ses fidèles rassemblés pour assister au châtiment de l’affreux, c’est déjà dur. Mais perdre un des Quatre pour ne pas en perdre un autre, autant choisir de s’amputer le bras gauche pour conserver le bras droit. Toutes ces dames retiennent leur souffle, atterrées :