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— Je vous comprends bien, Aline, reprend Me Grainde. Mais un magistrat n’est pas radiologue, il ne pénètre pas dans le cœur des gens. Il juge sur des faits ou du moins sur leurs apparences.

— Êtes-vous seulement sûre d’être écoutée ? dit Emma voyant que personne ne se décide.

— Absolument pas, dit Me Grainde. Je peux tâter le terrain, quitte à me faire désavouer. M. Davermelle est sous le coup d’une plainte et si je lui offre, en cas d’accord, de la retirer, il peut être tenté d’éviter le risque, si mince soit-il.

— Mince ! s’exclame Annette. Mais il y a rapt !

— Si nous perdons le référé, la plainte, devenue sans objet, sera classée. Je vais voir…

Me Grainde attend une seconde et, comme nul n’ose ni dire oui ni dire non, elle se retourne, traverse la salle, disparaît dans la Galerie marchande, silhouette sévère trottinant sur de menus escarpins.

— Elle sait où ils sont, dit Ginette.

— Je n’aime pas ces marchandages, dit Mme Rebusteau.

— Et moi qui l’avais prise en la croyant plus combative que Me Lheureux ! gémit Aline.

*

Les consoles à palmettes célèbrent leur époque, comme le plafond à moulures dorées dans les vides duquel la pauvreté républicaine n’a su accrocher que des ampoules nues. Trois hautes fenêtres à gauche, sur cour. Marianne en plâtre sur la droite, et un peu plus loin une horloge en avance de deux minutes sur la montre d’Aline pourtant réglée de la veille sur l’horloge de la Chaîne I. Il ne reste pas plus de cinq ou six curieux accrochés à la rampe de fer courant le long de la balustrade de bois qui sépare l’assistance debout de l’assistance assise logée, comme chanoines en stalles, sur vieux chêne dur aux fesses. Clients et robins de la dernière affaire ont fini de refluer et le clan Rebusteau, côté lumière, garnit deux bancs. Côté ombre, personne : Louis n’a même pas daigné paraître et seul, Me Grancat, papelard, fait la cour au président qui feuillette, à l’assesseur de droite, belle femme à chignon qui feuillette, tandis que le greffier marmonne presque pour lui tout seul. Pourtant quand Me Grainde est revenue au galop, suivie de son confrère, elle a fait état de sa rencontre, elle a été formelle :

— M. Davermelle ne veut rien entendre. Il m’a dit : Guy m’a fait confiance : je ne vais pas le trahir. Quant à votre plainte, laissez-moi rire : ça fait plus de deux ans qu’Agathe est en perpétuelle non-représentation. Aline a même un sacré culot : j’aurais pu vingt fois la traîner en correctionnelle.

Tout va vite. Juché à part dans une espèce de chaire, le substitut, très jeune, glabre, tout en pomme d’Adam, n’ouvrira pas la bouche, ne tournera même pas sa tête de Romain ennuyé. Me Grainde, dont l’aisance se veut moins souple des reins, échange des propos assez vifs, mais peu compréhensibles, avec Me Grancat planté sous le président et dont le nez affleure à ce que l’argot du cru appelle le comptoir. Compétence, oui ? Compétence, non ? Pourquoi Me Grainde est-elle contre ? Quand va-t-on rentrer dans le sujet ? Cette impression d’être la hors-venue, étrangère au patois, aux usages du pays, sentant se noyer le réel dans l’encre et la salive, s’étonnant de dépendre d’un débat dont elle se trouve exclue, étreint Aline.

Mais le président d’un revers de main coupe court, donne la parole au demandeur, et Me Grancat, sans notes, sans effets, sans même regagner son box, y va de son petit exposé, sur le ton de la conversation. Quoi de plus simple, monsieur le Président ! Un couple divorce et ses enfants, sans avoir été consultés, sont confiés à leur mère, honorable personne, certes, mais qui va aussitôt s’acharner à détruire le père. Les deux aînés, qu’elle avantage, qui vont bientôt malgré réclamations et sommations n’être plus représentés, nous ne les jugerons pas. Mais les cadets, plus sensibles, s’indignent d’entendre à tout moment vilipender cet homme qui, visites ou pension — cette dernière spontanément relevée —, remplit tous ses devoirs. Mal vus, tancés pour leur fidélité, ils souffrent, ils se renferment, ils en viennent à n’être détendus qu’en visite, à souhaiter qu’elles se prolongent, à réclamer finalement leur transfert. De ce désir, sept professeurs, un psychiatre, un président de Comité de vigilance constatent le bien-fondé. Qu’ajouter de plus ? Le père est remarié, bien établi, pourvu de moyens croissants. La volonté des enfants est formelle, naturelle, exempte de toute pression. Vous l’avez constaté vous-même, monsieur le Président…

Grancat s’incline, va s’asseoir, un demi-sourire aux lèvres. Le président s’est penché vers son assesseur de droite et lui confie : Oui, je les ai reçus à mon cabinet ! Me Grainde qui, elle, s’était retirée dans son box, se retourne, roule des yeux effarés. L’audience accordée aux enfants n’a rien de secret ; mais ne donnant lieu à l’établissement d’aucune pièce, elle ne pouvait figurer dans le dossier. Aucun doute : l’as d’atout vient de tomber. Tout baratin sur le gosse empaumé ne saurait être que de pure forme : le président lui-même est témoin du contraire ! Il ne reste qu’une solution : mettre le père en pièces, plaider l’indignité. Une de ses filles est là, c’est ennuyeux, sa mère n’aurait pas dû l’amener, il n’y a plus de moyen de la refouler. Me Grainde se lève, place sa voix assez haut, à peine en dessous du ton de la diatribe :

— La volonté de deux enfants qui osent traîner ici leur pauvre mère, accablée par la vie, nous savons ce qu’elle vaut, monsieur le Président ; et nous savons ce qu’elle doit à une autre, patiemment infusée. Mais je veux poser la question essentielle : en retirant ces ingrats à cette mère irréprochable — dont mon confrère lui-même, et pour cause, n’a pas voulu médire —, à qui, je vous le demande, à qui oserait-on les confier ? À M. Davermelle ? À ce coureur invétéré qui, après avoir trompé cinquante ou cent fois sa femme, en a divorcé à ses torts exclusifs, pour épouser sa maîtresse qui, si vous suiviez l’inconséquence de Rose, serait choisie, plutôt que la mère, pour transmettre son expérience à une jeune fille ? Quand on songe quelle vie de bohème, en son milieu d’artiste, ce père sans principes est susceptible d’offrir…

*

C’est le moment qu’a choisi pour entrer, encensant poliment de la tête et marchant sur la pointe de souliers qui couinent, le père sans principes. L’homélie continue, trop longue, trop violente. Le président écoute, les doigts pianotant sur le dossier, la tête de biais, le regard baladeur, notant tout ; les mimiques indignées qu’exagère à son intention Me Grancat, l’énorme sourire de Louis, la gêne d’Agathe, les bouches entrouvertes de Mme Rebusteau mère et de Mme Rebusteau fille qui boivent du lait. Enfin Me Grainde, persuadée que le tribunal ne saurait faire un tort considérable aux jeunes Davermelle en les faisant passer de leur mère à leur marâtre, du bon exemple à l’opposé, d’une honnête exigence à la facilité, réclame le maintien du statu quo et soulève une nouvelle fois l’incompétence. Elle se rassied tandis que l’assistance se dégourdit un peu dans un mélange de murmures et de petits bruits ; le bois craque, des sacs à main se ferment, des semelles râpent le plancher. Me Grancat, qui, théoriquement n’a plus la parole, feint de s’adresser à sa consœur d’une voix si puissante qu’elle remplit tout le prétoire :