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— Je ne dis pas que je n’ai pas envie de vivre avec toi. Mais timbré sur papier, l’amour, j’ai vu ce que ça donne.

23 juin 1968

Rose et Guy attendaient, pas tellement rassurés. Leur père, avant de sortir pour aller voter, avait bien insisté : Soyez gentils avec votre mère : il faut désormais nous comporter avec elle comme elle aurait dû le faire avec nous. Mais Rose, rapatriée de la veille à Nogent, n’avait pu s’empêcher de répondre : Décidément, c’est comme au ping-pong : quand on change de côté, le jeu continue et c’est toujours nous qui faisons la balle. Toute harnachée, elle regardait la grande trotteuse du cartel électrique avancer vers le IX, en comptant tout haut :

— … Sept, six, cinq, quatre, trois, deux, un, zéro !

— Pile ! cria Guy, enfonçant le bouton de l’interphone entre les deux coups de sonnette.

Une sorte de gloussement aigre — celui qui avait valu son surnom à leur mère — retentit dans le micro, suivi d’une phrase sèche adressée au bon entendeur, quel qu’il fût :

— Vous avez deux minutes pour m’envoyer les enfants.

— Trottez, les mômes ! lança d’en haut la voix d’Odile. Il y a une autre voiture avec un type dedans. Si ça se trouve, c’est un huissier.

*

Huissier ou voisin complaisant, embauché comme témoin, il fila sans demander son reste. Mais le contact se fit dans la glace et, qui pis est, dans la glace fondante. Rose et Guy de l’autre côté de la grille furent embrassés comme des orphelins au cimetière : sans un mot, dans les larmes, par leur mère et leur grand-mère. Ils se retrouvèrent au fond de la voiture sous la surveillance du rétroviseur, et ce fut seulement après s’être arrêtée devant le distributeur de son garagiste habituel, pour reprendre vingt litres, qu’Aline murmura en remontant sa vitre de portière :

— Vous voyez, il faut quand même me revoir. Un mari peut abandonner sa femme. Un enfant ne peut pas abandonner sa mère.

— Aline ! fit Mme Rebusteau. C’est si peu de leur faute.

La voiture longea l’école devant quoi fleurissaient les panneaux électoraux des législatives, puis stoppa de nouveau à la hauteur de la quincaillerie où Aline pénétra pour acheter de la paille de fer. Elle en ressortit avec Mme Gaulon qui, du pas de la porte, considéra le contenu de la voiture, tandis que sa cliente ricochait chez la charcutière, très occupée, mais qui, haussant le cou, se rapprocha quand même de la devanture. Enfin dans l’immeuble même un passage dans la loge acheva de convaincre Rose que sa mère confiait à quatre ou cinq personnes, n’ayant qu’une vague notion du droit de visite, le soin de propager la rumeur : Qu’est-ce qu’on disait, madame ? On les lui a rendus, ses enfants. Je les ai vus ce matin, avec elle.

— Vous revoilà donc là, mademoiselle Rose ! dit la concierge.

— Deux fois par mois, dit Rose, c’est ce que papa avait auparavant.

Aline repartit précipitamment vers l’ascenseur en se contraignant à ne pas éclater. Rose appréciait ses gestes secs comme elle avait apprécié ses larmes. Sa mère continuait, dans la fureur, à aimer son père engagé dans d’autres liens : elle n’en doutait pas. Sa mère continuait à aimer une fille qui ne pouvait lui accorder la préférence : elle n’en doutait pas non plus. Quand les parents divorcent, est-ce la faute des enfants s’ils sont obligés d’en faire autant ? Pris entre deux affections, ne devront-ils pas désoler l’une pour sauver l’autre ? Agathe l’avait fait. Coupable de toute façon, mieux valait l’être selon son choix, en espérant n’être jamais plus tard responsable du même dilemme. En arrivant au palier, tout de même, le cœur lui manqua : Rose se jeta au cou de sa mère qui se remit à sangloter.

*

Et aussitôt à calculer, à manœuvrer.

La partie n’était pas perdue. Sur quoi reposait cette scandaleuse, mais provisoire ordonnance ? Sur la prétendue volonté des enfants exprimée devant un juge misogyne, qui serait en appel remplacé par un autre, moins partial, statuant sur dossier. Une seule preuve, infirmant le prétendu choix, remettrait tout en question : un petit texte, par exemple, où les enfants déclareraient aimer beaucoup maman, aimer beaucoup papa et n’avoir pas su lui refuser de recopier des lettres de son invention. Modèle contre modèle, après tout, n’était-ce pas de bonne guerre ? Restait le problème des chambres. Desservie par les aînés, alliés égoïstes, Aline n’avait qu’à se sacrifier, à se contenter du divan de la salle, pour transformer sa propre chambre qui grâce à ses deux fenêtres pouvait se prêter à une division en cabines contiguës. Mais ceci même risquait de ne pas suffire : il fallait allécher Guy, fixer Rose. On a toujours tendance à parer au plus pressé, à ménager les aînés dont la présence devient vite nominative, alors que ce sont les plus jeunes dont le souci délicieux, la quotidienne dépendance vous sont assurés pour longtemps. Les regagner, les retenir… Mais comment ? Mais comment ? Quand la place vous manque. Quand l’argent vous manque. Quand la loi vous manque. Quand le sang-froid vous manque. Quand la chance vous manque et notamment la plus ordinaire, la plus nécessaire : le pouvoir du sein, si rarement battu par celui du rein.

Agathe n’était pas là : recalée à son bac — autre déception ! — elle s’en consolait en fêtant le premier succès universitaire de Léon : chez Solange, elle aussi reçue au même examen. Certes, ils auraient pu le fêter chez leur mère, si contente de voir Léon s’engager dans cette carrière de pharmacien qu’avait refusée son père et qui devait, pour lui, représenter une sorte de camouflet. Leur absence laissait le champ libre aux cadets. Du moins elle aurait dû. Car Rose et Guy n’en semblaient pas plus à l’aise. Ils rôdaient dans l’appartement, vraiment en visite, déjà coupés de leurs habitudes, ne cherchant pas à les reprendre. La robe de l’une, le costume de l’autre les enveloppaient d’étoffe étrangère. Rose entra une seconde dans son ancienne chambre, vit que ses livres, ses bibelots, ses affaires — moins ce qu’Agathe s’était attribué — avaient été enfournés en vrac dans un grand carton ; elle revint dans la pièce commune sans protester.

— Mignote-les, amuse-les, ne les laisse pas comme ça ! Je m’occuperai du reste, glissa Mme Rebusteau, désemparée, dans l’oreille de sa fille.

Mais Rose et Guy s’isolèrent sur un coin de table pour jouer au Lexicon. Aline les rejoignit et, tolérée, se mit de la partie, cherchant à glisser quelque phrase d’approche. Ben, voyons, RETOUR ! Tu ne vois pas ? disait Guy. Je vois, disait Aline, et si tu m’as trouvé ce mot-là plutôt qu’un autre, je vois aussi que tu y penses. L’allusion se mit à fleurir, entremêlée de petits mots doux, d’attentions : Et maintenant, mes chéris, qu’est-ce qu’on mange ? Que diriez-vous d’un far aux pruneaux ? Et parce que Guy aimait les œufs de lump, Rose le boudin, ce menu bizarre fut adopté, commandé à la grand-mère redescendue tout exprès, sur ses jambes variqueuses. Rose et Guy commençaient à mollir, à se regarder, contrits, quand sitôt après le café le grand lamento commença : Franchement, mes chéris, est-on si mal que ça chez maman ? Avez-vous mesuré la peine que vous me faites ? Voulez-vous vraiment m’abandonner, moi qui n’ai plus que vous, pour aller encombrer votre père dans son nouveau ménage ? Vous ai-je si longtemps soignés pour vous perdre ? Et soudain tout défila : l’accouchement aux fers de Rose, les biberons de Guy qui ne supportait que le Guigoz, son interminable coqueluche, les veilles, les opérations de maman exténuée par ses Quatre, avec joie, vous savez, du moment que je vous ai, tandis que papa, je ne juge pas, enfin, vous le savez bien, se donnait ailleurs du bon temps. Et la belle famille dispersée. Et la belle maison perdue. Et la bonne vie terminée, ce n’est que trop vrai, mais peut-on me le reprocher à moi ? Et cette fugue irréfléchie, jetant maman durant cinq jours dans les transes. Et ce procès monstrueux, ce procès fait, en votre nom, à vous, qui le regrettez déjà…