Выбрать главу

Ils regrettaient, oui : pas leur départ, mais ses conséquences, ce chagrin, ce ruissellement qui reprenait de plus belle, qui gagnait la grand-mère, qui commençait à les noyer eux-mêmes. Un jour Rose avait entendu son père jeter à Odile qui lui recommandait une discussion franche : Avec Aline ? Je ne peux pas. Tu ne sais pas le pouvoir de la dacryorrhée ! Rose, cherchant le mot dans le dictionnaire, l’avait trouvé féroce. Qui pleure facilement souffre facilement. Mais souffre. Et sur le coup, pour tarir ce flot, pour ne plus se détester d’en être la source, vous vous sentez fondre, prêt à consoler, à concéder, à faire n’importe quoi.

— Si je l’avais devant moi, votre père, il comprendrait qu’il me tue.

Hoquetant, Aline, la tête dans ses mains, regardait Rose et Guy à travers ses doigts :

— Mais il n’y a que vous qui puissiez le convaincre…

Le convaincre de quoi ? Dans l’interstice d’un index et d’un médius Rose venait d’apercevoir un œil brillant, posé sur elle. Aline, l’estimant effondrée, trouva le moment propice :

— Mieux vaut d’ailleurs écrire un petit mot… J’y ai beaucoup pensé.

Sur le guéridon traînait encore le crayon-feutre, le cahier de classe à reliure spirale qui avaient servi à marquer les points du Lexicon. Malgré ses paupières rouges Aline traça quelques lignes, tendit le cahier à Rose :

— Voilà ce que je propose… Vous me recopiez ça, vous signez tous les deux.

Guy lut par-dessus l’épaule de sa sœur. Son œil tourna. Pas celui de Rose qui s’absorba, coudes sur la table, comme si elle potassait et dont le visage devint indifférent. Ce visage, Aline, affolée d’espoir, ne le reconnaissait donc pas ? Mme Rebusteau, elle, regardait sa fille, regardait sa petite-fille, ne cachait pas son effroi.

— Tu me donnes cinq minutes, dit Rose, posément. Je vais voir avec Guy.

Elle ne se précipita pas vers son ancienne chambre ; elle y alla d’un pas calme, en emportant le cahier, le crayon-feutre ; elle fit entrer Guy, sans commentaires ; elle referma. Aline, stupéfaite qu’elle n’eût pas refusé, d’emblée, n’osa pas la suivre.

*

Mais de l’autre côté de la porte, Rose se recueillait, farouche.

— Tu ne vas pas signer ça ! souffla Guy.

— Penses-tu ! souffla Rose, avec un étrange sourire : navré, mais décidé.

Il n’y avait pas deux solutions : la plus radicale serait la plus vilaine ; mais ne pas s’y résoudre, c’était renouveler, à chaque visite, les larmes, les pièges, les pressions. Quand on n’a pas une famille normale, il faut bien se durcir, faire ce qu’on ne ferait pas si père et mère n’étaient pas le plus grand commun diviseur. Rose détacha la feuille, la plia en quatre, en huit, la glissa par l’échancrure de sa robe dans le bonnet droit de son soutien-gorge. Puis elle détacha une autre feuille, blanche celle-là, en fit un cornet et, s’emparant du briquet d’Agathe, petite fumeuse d’occasion, y mit le feu.

Et c’est cette torche qu’Aline, incapable d’attendre plus longtemps, vit tomber en ouvrant brusquement. Quelques débris charbonneux s’envolèrent. Rose secoua la main :

— Non, dit-elle, nous ne pouvions pas signer ça. Nous parlerons à papa. Sois logique : tu l’accuses de nous dicter des choses et c’est toi qui commences par le faire.

MAI 1969

9 mai 1969

Lorsque Gabriel passa — vers l’heure du dîner pour être sûr de le voir —, Louis n’était pas rentré. Odile, qui servait sa belle-fille, qui servait son beau-fils, qui entonnait de la bouillie dans la bouche dégoulinante de Félix, qui se relevait pour tourner l’omelette, qui trouvait parfois moyen d’avaler un morceau, ne put quitter sa cuisine pour le recevoir et lui expliqua que Louis, pris deux jours sur trois par des séances de pose à la sortie de l’Atelier Mobiliart, revenait souvent à neuf ou dix heures.

— Il court le cachet, si je comprends bien, dit Gabriel.

— Comment faire autrement ? fit Odile.

Elle avait les traits tirés, l’œil cerné, le visage empreint de cette résignation laborieuse qui refuse de s’avouer proche de la surcharge :

— Comment faire autrement ? répéta-t-elle. Nous sommes cinq, il n’est plus question que je travaille. Mme Rebusteau nous force à plaider sans arrêt depuis un an. Quatre procès ! Nous y avons laissé le triple de ce que nous dépensions pour les vacances. Avec les pensions, les annuités de la maison et le reste, nous n’arrivons plus à boucler et je me demande comment Aline elle-même peut continuer le cirque.

— Elle a liquidé le petit capital qui lui revenait du partage et dont le revenu l’aidait à payer son loyer, dit Gabriel. Mais elle est au bout de son rouleau, la pauvre.

— Je la plaindrai quand j’aurai le temps, dit Odile. Excusez-moi, je vais coucher le petit.

*

Cette grosse boule de laine à quatre pseudopodes, ça grouille, ça s’embrouille, ça réagit déjà mollement à la chatouille en roulant de la tête pour faire un trou dans l’oreiller. Mon chat, mon chou, ma chose, ma petite bête, murmure Odile, prodigue de ces chuintantes qui sucent l’air comme les baisers sucent la peau. Ses doigts savent depuis quinze mois que toucher de l’enfant ou toucher de l’homme, ceci avant cela, ceci après cela, c’est dans l’agrément deux choses qui se tiennent, mais ne se remplacent pas. Voilà bien la meilleure heure, où la remise au berceau, au sommeil, simule la remise au ventre. Odile s’attarde. Tu vois, si les mouflets d’Aline avaient ton âge, je la comprendrais mieux. Mais qu’est-ce qu’elle a donc à nous disputer si fort ses grands empotés ?

Félix n’a plus d’yeux. Seulement des paupières dont les cils, si longs, si longs, frémissent encore sur la joue ballon. Comme tous les soirs en guise de berceuse on se lâche, on se défoule, on se confie au petit dormeur. Tu as entendu ? Elle est au bout de son rouleau, la dame ! Tu vas me dire que tu t’en fiches, qu’elle ne t’est rien. Erreur, mon chéri. Si papa venait à mourir, cette dame qui ne t’est rien, te réclamerait une part de pension sur ton héritage. C’est pas beau, ça ? Il n’a pas fini de nous mettre à plat, son rouleau.

Il dort, ce léger souffleur dont le nez s’enfonce dans la peluche d’un agneau à fermeture Éclair qui fut un porte-biberon et qui est devenu un fétiche. Odile s’attarde plus que d’habitude. Elle a tout éteint sauf la fleur-veilleuse qui s’épanouit sur une prise haute. Elle se tait. Elle n’en pense pas moins. Si Gabriel est venu faire le bilan, il sera bon de l’y aider un peu. Elle récapitule. C’est assez effrayant.

Référé : on gagne. Enfin Mme Davermelle, numéro deux, y gagne deux lits, deux lavages, deux raccommodages, deux couverts de plus. Deux enfants sans papiers, sans carnets de santé, sans cartes d’identité, sans vêtements, sans livres, Mme Rebusteau refusant de rendre quoi que ce soit, faisant même les pires difficultés pour retarder le transfert des Allocations familiales. Et faisant appel, bien sûr, tandis que Monsieur saisit le juge du fond. Et un, puis deux nouveaux chèques pour Grancat !