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Odile se pencha, huma l’odeur de lait suri, d’eau de Cologne, de crème baby, puis se releva doucement pour disparaître dans l’ombre du couloir. Du palier elle discerna deux voix d’homme. Louis était rentré sans qu’elle s’en aperçût et discutait devant Rose, trop attentive, devant Guy qui n’avait sans doute pas achevé sa rédaction. Nul n’a le droit de s’habituer au pire au point de n’y plus voir d’offense pour certaines oreilles. Quand Odile, glissant sur ses chaussons de nurse, apparut dans l’encadrement de la porte, Louis reposait un verre de bière encore annelé de mousse :

— C’est fini, dit-il, comme s’il s’agissait d’une partie de billard. Aline abandonne.

La poitrine au large dans le chandail, il semblait satisfait. Sans plus. Comment douter qu’Aline, en fait de résignation, n’en macérerait que mieux dans le vinaigre ?

— Agathe et Léon vous ont beaucoup aidé, dit Gabriel. Ils en avaient assez d’être réduits aux nouilles au nom des frais et honoraires. Ce sont eux qui ont fait céder leur mère. À certaines conditions, évidemment…

— Quelles conditions ? dit Odile. Mme Rebusteau ne me paraît pas en état d’en poser.

— C’est aussi mon avis, dit Louis. Aline est sûre d’être déboutée en appel. Elle fait partie de ces gens qui ont besoin de prendre un bon coup sur le museau pour apprendre enfin à se tenir tranquille.

Odile, qui ne s’était pas assise, se pencha sur Rose :

— Bonsoir ! dit-elle, en l’embrassant. Et toi aussi, Guy, tu grimpes, tu as sûrement du travail là-haut.

Le reproche implicite ne parut pas déplaire à Gabriel, qui inclina la tête, mais reprit très vivement dès que les enfants eurent disparu :

— Tu songes aux dépenses ? À qui les paiera ? Toi, en fin de compte, par le biais des pensions. Et tu veux vraiment exaspérer Aline ? Quand il vous tient, le virus du plaideur ne vous quitte plus. Appel, cassation, tu n’as pas fini de tirer ton chéquier. Et pourquoi, je te le demande, quand Aline elle-même consent à traiter, pourvu qu’on lui sauve la face ?

— C’est-à-dire ? fit Odile.

Louis lui jeta un coup d’œil dépourvu d’amitié. Était-ce donc son affaire ?

— Tu retires ta plainte, reprit Gabriel. Aline se désiste de son appel et tout le processus est désamorcé. Vous émancipez ensuite vos aînés pour qu’ils ne soient plus astreints à visite, donc perpétuellement fautifs.

— Rose le sera, dit Louis.

— Signez un accord prévoyant que tous vos enfants seront émancipés à dix-huit ans et qu’en attendant Aline délie Rose de toute obligation. Sauf pour Guy, vraiment trop jeune, toute visite devient spontanée. Tu as l’occasion de supprimer les principaux sujets d’accrochage : saute dessus. Je ne dis pas que désormais vous vous épargnerez les épingles. Mais au moins rangez les couteaux.

— J’aimerais savoir ce qu’en pensent les avocats, dit Louis.

Odile, toujours debout, s’était rapprochée de Gabriel et l’écoutait avec une sympathie évidente :

— Décide d’abord ! disait l’ami. Je connais des médecins qui sont contre l’avortement par peur de manquer d’accouchements. Je connais des avocats qui excitent le client. Ce n’est pas le cas de Grancat, remarque, ni même celui de Me Grainde : l’un est d’accord par raison, l’autre par nécessité. Quant à Me Flaucosté, je l’ai refroidi en lui laissant entendre qu’Aline n’avait plus un sou.

— Tu les as contactés ? fit Louis. Sans m’en parler ?

— Oui, j’ai pris ça sous mon bonnet, quitte à me faire désavouer. Il y a des moments où il faut savoir mécontenter ses amis pour leur rendre service.

Un ange passa. Puis Louis releva les yeux, franchement agacé. Odile murmurait :

— Excusez-moi de vous avoir méjugé, Gabriel.

Mais déjà d’une pirouette elle se retournait vers l’époux sourcilleux :

— Et toi, excuse-moi de me mêler de ce que tu penses être tes affaires, parce qu’elles concernent ton premier ménage. L’ennuyeux, c’est qu’elles empoisonnent le second et qu’après m’être longtemps tue, je dois te dire franchement que j’en ai par-dessus la tête. À un moment je t’ai approuvé à cent pour cent. Tu avais plaqué ta femme, tu la ménageais pour essayer d’avoir au moins après coup le beau rôle. À force de t’asticoter Aline a réussi à t’entraîner, d’attaque en contre-attaque, à un véritable challenge pour le titre du plus moche des deux. L’argent que tu fiches en l’air, ce n’est pas le plus grave. L’atmosphère devient irrespirable et, sans compter les tiens, je n’ai pas envie d’y voir étouffer mon gamin, dès qu’il comprendra. Tu arrêtes, Sioul, tu arrêtes.

L’ange repassa. Odile allongeait le bras pour saisir la poêle.

— Eh bien ! dit Louis, qui en restait béant.

— Je dois vous retourner ce que vous m’avez dit tout à l’heure, Odile ! murmura Gabriel.

Odile, qui recassait deux œufs pour nourrir l’attardé, restait plantée face au fourneau à gaz. Louis la vit furtivement glisser une main sur ses yeux.

— Ma femme a réglé la question, fit-il, d’une voix pincée.

17 mai 1969

Si vous vous occupez trop des uns, ce sont les autres qui filent ; mais ne courez pas après ceux-ci, ceux-là risquent d’en profiter. Est-ce donc un privilège maternel de ne rien voir, de ne rien comprendre à temps ? Aline, ce samedi soir, en eut soudain, au tournant de la rue, la révélation. Dans la lumière crue des rampes au néon découpant une zone orange au milieu de la nuit, Agathe était plantée devant la devanture d’un marchand de meubles et pointait le doigt vers un convertible, associé à une série d’éléments télescopiques savamment disposés dans les airs. Elle pointait le doigt, donc elle montrait. À un monsieur. Nuance importante : à un monsieur, pas à un garçon. Depuis Marc, qu’on voyait moins — et même à la réflexion plus du tout —, Aline, en fait de garçons, en avait bien vu défiler une dizaine sur le parquet collé de la salle commune. Leur nombre restait rassurant et surtout leur désinvolture de jeunes bêtes joyeuses, qui frottent, puis qui trottent : ramenant l’inévitable à ce qu’en tolère aujourd’hui une mère soucieuse de ne pas pousser les siens à tenter trop loin l’aventure.

Mais là, cette colonne d’un mètre quatre-vingts, ce torse contenu par un veston honoré d’une cravate bien rivée au col, cette large assurance du pantalon à pli tombant sur des souliers cirés, ces joues à peau bleuie de barbe, tendue sur le menton carré, cette main où courait le poil et qui s’aplatissait sur le dos de la fille, tout ça, c’était de l’homme. Vingt-huit, trente ans. Pour la première fois Aline voyait Agathe d’un autre œil : telle qu’elle était ou plutôt telle qu’elle n’était plus. Le cheveu moins fou, le cou moins gracile, la poitrine en corbeille de fruits, les hanches enrichies et ce je ne sais quoi dans le jeu de jambes avouant que leur charnière a pris de l’importance, tout signalait une Agathe trop longtemps passée inaperçue. Mais quel était ce type ? Un jeune professeur du lycée rencontrant son élève ? Un galantin venant d’accoster ? Un frère aîné de quelque copain ? Dans tous les cas pourquoi ce commun lèche-vitrine ? On a beau se dire : En pleine rue, voyons, ça n’a pas de sens, quelque chose vous contre. Une femme abandonnée, une mère abandonnée, toujours menacée, toujours perdante, à quoi voulez-vous qu’elle pense ? Se jeter en avant, minauder : Tiens ! Tu es là ? et d’un autre coin de bouche : À qui ai-je l’honneur ? il n’y fallait pas songer : Agathe s’offenserait. Du reste l’inconnu récupérait sa main, se retournait, faisait face à la petite dans l’attitude de qui va s’en aller.