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Léon baisse le nez. Rose baisse le nez, stupéfaite de ne pas s’indigner, de découvrir en elle, sous une forme plus innocente, le même refus de renouveler sa jeunesse.

— Nous n’allons tout de même pas, dit-elle, vivre avec cette éternelle référence aux parents et ne rien faire de ce qu’ils ont fait de peur de le rater à notre tour.

— D’ailleurs tu pouvais revenir, après ! dit Léon, évitant de préciser davantage.

— La séparation nous change vite, dit Agathe. Quand on a été aimée dans la joie, on n’a plus envie de l’être dans la tristesse. Quand on a respiré librement, on n’a plus envie de retrouver la chamaille, la gêne, l’embauche continuelle, l’affreux petit match entre papa et maman… Six mois en dehors de la famille et ça vous paraît complètement idiot. J’ai toujours grand-pitié de maman, mais j’ai aussi pitié de moi. Si c’est de l’égoïsme, tant pis ! on nous l’a beaucoup appris. Avec maman, dans ma situation, je n’avais qu’une seule solution : couper. Sinon, matin et soir, je l’aurais trouvée à ma porte : Edmond ne l’aurait pas longtemps supporté. Je tiens à lui, figurez-vous…

Rose regarde sa sœur comme si elle ne l’avait pas vue depuis vingt ans. Faudra-t-il changer ainsi, du tout au tout, le jour où l’usage, jusqu’ici mérité, la déguisera en blanc ? Un léger dégoût lui monte aux lèvres, lié à ce vague espoir : rester soi, pour soi. Puis le sentiment d’une sorte d’injustice l’envahit : deux pour le père, deux pour la mère, le partage lui paraissait équitable ; et soudain ne le paraît plus.

— Troisième raison ? fait-elle.

C’est Léon qui prend le relais :

— Agathe s’ennuie quand même de nous, dit-il, d’une voix légèrement tremblée. Elle voudrait revoir les parents, en renouant d’abord avec le Syndicat.

— Un minimum d’entente, aujourd’hui c’est le SMIG ! dit Agathe, ne disposant pour rire que d’un étroit fond de gorge.

Les trois regards enfin s’entrecroisent. Dix ans plus tôt, le Syndicat, c’était l’union des Quatre ; et le SMIG, c’était l’argent de poche ; et Léon, secrétaire général, s’avançait solennel : Dis, papa, le Syndicat vote pour les Sables-d’Olonne et il demande le relèvement du SMIG à vingt francs.

— Nous avons eu grand tort, moi la première, dit Agathe, de nous diviser au sujet des parents. Nous ne leur avons même pas rendu service. La famille, ce n’est pas seulement eux, c’est nous. Si nous avions fait bloc…

— Nous étions trop jeunes, à l’époque, dit Léon.

— Et qu’est-ce qu’on peut faire, maintenant ? dit Rose.

Le soupçon renaît en elle, lié à ce qui est, hélas ! une vieille habitude. Faire bloc, oui. Mais quel sens, au départ, l’alliance aurait-elle eu ? Quel sens peut-elle encore avoir ? Une réflexion de Solange, la petite amie de Léon, témoin furtif d’une dispute, lui revient en mémoire : Moi, vous savez, ces histoires, je ne veux pas m’en mêler. Il y avait dans sa bouche comme une sorte d’effroi devant une maladie honteuse, propre aux Davermelle. Peut-être faudra-t-il compter avec Edmond, l’inconnu, soufflant dans la coulisse : Renouer avec les tiens, chérie, c’est bien normal. Mais alors avec tous et au diable les chicanes !

— On pourrait, dit Agathe, se réunir une fois par mois, en terrain neutre : un restaurant par exemple. Ensuite on inviterait les parents, d’abord séparément, puis ensemble.

— Voudront-ils ? fait Rose.

— Rien ne coûte d’essayer, dit Léon. En tout cas c’est à nous maintenant de prendre l’initiative pour limiter les dégâts.

9 février 1970

Parfois ça tourne au spectacle, parfois à la réunion publique. Ce soir, le quarteron d’humoristes, décidées à se moquer de tout, par hygiène, ne se manifeste guère. Trois nouvelles sœurs aux cas désespérants — dont l’une, Armande, plaquée avec cinq enfants, sans travail, sans pension à espérer d’un chômeur volontaire et de surcroît ivrogne — ont fait larmoyer les émotives, aussitôt relayées par les positives qui se divisent en deux factions ; les rageuses et les courageuses, celles qui ne rêvent que de procès et celles qui ne comptent que sur elles-mêmes. Amicale et même potinière, la réunion en ce cas se transforme en débat, sous la houlette des chefs de file, Agnès et Edmée, que leurs professions sensibilisent différemment, mais qui savent discerner le moment à partir duquel une discussion divise au lieu de rassembler.

Chacune plaide pour son saint. Chacune s’en réfère à sa propre expérience, y va de son grain de sel dans la soupe : mélange de pain noir quotidien et d’un bouillon d’idées disparates. Imprécations, divagations, analyses, à voix haute, à voix basse, c’est le déballage, le rabâchage dont la règle, pour certaines, est de ressortir aphones, mais provisoirement apaisées. On a entendu crier Amélie, l’étudiante, depuis peu remise en ménage (saluons ! les recasées, souvent, disparaissent) :

— La meilleure manière de guérir d’un homme, c’est d’en prendre un autre.

— Tiens, pardi ! Tu as vingt ans, toi ! a protesté Marie, l’épicière.

Réplique qu’Irma, le professeur d’anglais, a répétée sous une autre forme, réservée aux intellectuelles :

— L’amour, c’est la lance d’Achille !

Peu de rires, presque personne n’ayant compris. Mais sur la demande d’augmentation d’Herveline le choc est immédiat :

— Elle a droit au tiers !

— Sûrement pas ! Lui, il est remarié, il a un enfant : ça m’étonnerait qu’elle obtienne le quart.

— Alors, il n’a qu’à en faire huit et elle crève !

La présidente intervient. Elle regrette que nos sœurs soient si acharnées sur la question. Elle comprend bien, mais elle aimerait les voir plus soucieuses de leur indépendance. Me Grainde fait aussitôt les plus expresses réserves :

— Il faut pouvoir. Trop d’âge, trop d’enfants, pas de métier, c’est hélas ! le cas général. Une pension, après tout, c’est un salaire : le salaire que devrait toucher toute femme d’intérieur pour un travail scandaleusement gratuit dont peut à la rigueur bénéficier un mari, mais qu’un Ex est tenu de rétribuer. Comme devrait le faire l’État lui-même, si l’Ex est impécunieux.

Applaudissements. Voilà le problème numéro un, qui fait toujours recette.

— Même si je n’ai plus besoin de lui, je veux qu’il reste à l’amende, lance Béatrice.

— Putasserie ! C’est estimer tes fesses après coup ! rétorque Gabrielle, une caillette, souvent rappelée à l’ordre pour la verdeur de son langage.

Mais les tenantes de la pension-punition l’emportent de loin sur celles du travail-mépris. Cinq minutes plus tard, excitées par l’exemple de Tahar qui, gardant sa fille, vient de rétrocéder son fils, elles se transforment en éleveuses : rejointes cette fois par les deux tiers des minoritaires, malgré un brelan de subversives demandant pourquoi les femmes se sacrifieraient toujours aux gosses, pourquoi on ne tenterait pas d’enliser dans la crotte leurs cavaleurs de pères en leur attribuant les bébés.

— Pendant que vous y êtes, greffez-leur du téton pour qu’ils aient du lait ! s’exclame la doyenne.

La discussion dégénère. De vache en vache, ils trouveront tout ce qu’il faut dans les prés ! reprend Gabrielle. Le défoulement lui paraissant suffisant, pour couper court au déchaînement des libertaires comme à la Sainte-Vehme des légalistes, Agnès grimpe sur une chaise, passe à l’ordre du jour, fait le bilan de ses récentes activités, se penche sur les finances de l’association, maigrelettes, mais suffisantes pour mettre aux voix un secours d’urgence au bénéfice d’Armande. Vote à main levée. Unanimité, ressoudant l’unité. Que dispersent très vite les commentaires d’Olga sur la teneur d’un article de Famille 70, prônant la libéralisation du divorce. La salive se remet à bouillir. On ne sera d’accord, un instant, que pour condamner une procédure inepte, ruineuse, interminable et souhaiter le renvoi des couples devant une Chambre familiale. Mais les pieuses refusent la séparation par consentement mutuel ; les rancunières veulent conserver le principe de la définition du coupable.