— C’est dommage que grand-mère Rebusteau n’ait pas pu venir, fait une voix. Elle est au lit, avec un zona.
Réglé comme un ballet, le mouvement s’accentue qui peu à peu masse la famille derrière Aline, tandis que fluent maintenant vers elle des gens qui n’embrassent plus, qui font de la courbette et tendent de la main à ongles vernis ou à ongles nature. Solange, qui semble bien être la véritable organisatrice (ou la déléguée de sa mère qui passe, souriante, effacée, exhortant par l’exemple à la même réserve), Solange énumère : ce sont des Colonge, le père, jusqu’alors jamais rencontré, une tante, deux oncles jumeaux, une sœur germaine, une demi-sœur — fille d’un premier mariage de Monsieur, non pas divorcé, mais veuf. Qui disait donc aux Agars : Le veuvage a parfois les mêmes résultats, mais au moins l’Ex du veuf n’en sait rien ? Voici encore des Colonge, puis des Belvenec, cousins par Madame, poussant loin la mode de Bretagne. Et enfin trois personnes, évidemment indispensables et qui s’efforcent de paraître accessoires, de saluer bonnes dernières, trois personnes qui furent un beau-père, une belle-mère, un mari et dont on pourrait se demander si par hasard ils ne le seraient pas soudain redevenus :
— Non, non, ne vous levez pas, Aline ! dit la belle-mère dont la sollicitude va jusqu’à tapoter entre deux paumes moites la main sèche qui lui est tendue.
— Je suis heureux de voir que vous êtes tout à fait remise, dit le beau-père dont l’œil, lui, s’effare et, de cheveux blancs à cheveux gris, rend hommage au résultat d’un certain nombre d’années.
— En voilà un de casé ! soupire Louis, qui fleure un parfum étranger.
Grâce à l’Oréal il paraît dix ans de moins que son âge en face d’une dame qui paraît dix ans de plus que le sien et se demande si dans le cas 10 + 10 = 20. Casé, casé… Le mot est malheureux ! Tout l’art du jeu de dames consiste à passer sans se faire prendre, d’une case dans l’autre. Quelle était donc la joyeuse farfelue — une des rares satisfaites — répétant aux Agars : Le mariage est un divorce d’avec tous les possibles qui de nouveau s’offrent à nous ? Mais voilà, de ce divorce-là il faut être capable, et Léon, fils de sa mère, pourrait être un fidèle. À Louis, qui s’attarde auprès d’elle en ne sachant trop quoi dire, Aline accorde quelques mots :
— Vous avez eu raison, dit-elle, de n’inviter ni juges ni avocats.
Et comme Louis, qui avant tout doit redouter l’incident, la regarde avec inquiétude, elle ajoute :
— À propos, tu sais que ça fait vingt-cinq ans, tout juste. À l’interlude près, nous devrions fêter nos noces d’argent.
Rien qu’à voir la tête du client, Aline se sent devenir bienveillante. Léon, très vite, demande dans son dos :
— Dis, maman, tu ne vois pas d’inconvénient à ce que nous nous rangions tous autour de toi pour une petite photo ?
Ils sont déjà rangés et l’opérateur est en place, faisant d’un geste de la main rétrécir le champ, puis se rapprocher les fauteuils du premier plan où trônent maintenant les aïeules. Louis, resté debout, s’est tout de même placé à l’écart. Famille reconstituée, famille au complet : la vraie, celle d’avant, comme si de rien n’était. Il faudrait y croire, il faudrait se lever sur des jambes miraculées, il faudrait bénir et clamer : Ce n’est pas un simulacre, c’est la vérité : maintenant nous restons tous ensemble. Mais tirée en grand format pour l’encadrement, en plus petit pour les albums, ce sera seulement une photo destinée à illustrer le propos du jour : Nous ne sommes pas les enfants d’une séparation. Une photo sur laquelle on insistera, négligeant le reste, qui n’était pas si grave que ça, qui s’est bien arrangé avec le temps… La preuve ! On se rassure, on affiche l’entente, on s’enfonce dans le coton. Un, deux, trois, quatre flashes illuminent les trente ou quarante têtes bien coiffées qui se hissent à diverses hauteurs, le nez pointé sur l’avenir, mais la bouche encore pleine de passé. À bonne oreille suffit un murmure. On entend :
— C’est un test pour la fin des histoires…
Avis aux responsables. On entend :
— Pour tenir une pharmacie, il faut avoir vingt-cinq ans. Et l’argent pour l’acheter…
— Si le reste n’est pas trop lourd, je t’aiderai.
Avis au reste, qui devra se faire léger. On entend :
— Ça, non, grand-mère, le mariage, vous n’aviez que ça en tête, mais nous…
Réponse à la question rituelle, deux fois posée. On entend :
— Un métier, d’abord ! Pour une fille, c’est la liberté.
L’exemple a porté. Les poulettes maison craignent le chant du coq. Elles se méfieront longtemps. Léon lui-même, qui n’a rien, ne s’est-il pas marié sous le régime de la séparation de biens pour protéger, sait-on jamais, la pharmacie qui, un jour, pourrait être à son nom ? Mais la foule reflue, se divise. Il ne s’agit déjà plus d’un mélange ; il s’agit d’une juxtaposition. Les parentèles, c’est plus fort qu’elles, se recomposent : Aline est au centre d’un trèfle à quatre feuilles, Davermelle, Rebusteau, Colonge, Belvenec, qui pour être la règle dans le champ des familles ne parvient pas souvent à vous porter bonheur. Chacun pourtant fait ce qu’il peut pour s’occuper du fauteuil. Mme Colonge dit qu’hélas ! c’est une loi, que nos enfants nous quittent et, regardant l’uniforme enlever la robe rose pour un petit tour de piste, n’avoue pas que ce pluriel lui est bien singulier. Mme Davermelle, qui hésite entre Aline, madame, ma chère amie, la remplace et chante la même chanson, oubliant que chez elle, une fois le fils parti, il restait un mari : celui des premiers jours, celui des derniers jours, celui qui finit d’habitude ce qu’il a commencé. La sœur Ginette prend le relais, flanquée de la sœur Annette, et la première se demande pourquoi la seconde, qui vit seule, et leur commune mère, qui vit seule, avec sa sœur Aline, qui vit seule, ne cesseraient pas de l’être en se réunissant dans cet appartement qui fut trop petit pour cinq personnes, qui devient trop grand pour une, qui serait très convenable pour trois, rassemblant leurs petits moyens… Mais dans sa sagesse elle n’obtient que des moues, l’appartement pouvant par intervalles tenter quelques descendants et la valide Annette ne semblant pas enthousiasmée par la perspective de jouer les infirmières au sein de ce trio où, près de la veuve et de l’abandonnée, elle jouerait aussi la laissée-pour-compte, autre variété de femme seule.
Elles décollent et Louis se rapproche. Puis Rose, puis Guy, puis Léon, puis Agathe, qui s’agglutinent autour de la robe noire à rose rouge, gentils comme il n’est plus permis de l’être, mais si passés de ce qu’ils furent à ce qu’ils sont, de ce qu’ils disent à ce qu’ils taisent, qu’ils semblent jouer, avec des voix qui ne sont plus les leurs, le dernier épisode d’un de ces films où les petits acteurs du premier sont remplacés par des adultes qu’on identifie mal avec eux. Nous six, pourtant ! Nous six. Instants terribles et délicieux…
— Mes chéris, dit Aline, j’ai grand mal à la tête. On rentre à la maison ?
— Il est cinq heures, tu crois ? dit Louis, sans sourciller.
Coup d’œil du père au sourire alarmé ! C’est la grande embrassade. Il est cinq heures, c’est vrai, la montre est sans pitié. Des quatre feuilles du trèfle il n’en reste que trois : les Rebusteau abandonnant des verres ici ou là et mâchonnant encore quelque petit gâteau, se rallient près de la porte. Un cortège Davermelle enrubanné de bouts de phrases — soignez-vous bien, Aline ; je te téléphone ce soir ; j’irai te voir demain — pousse jusqu’à la galerie où Gabriel s’empare d’un bras, tandis qu’Emma, d’autorité, s’empare de l’autre. Têtes penchées, paupières battantes, mains qui pianotent en l’air et autre monnaie des adieux. Aline entraîne brusquement ses soutiens, tandis que les robes longues, sur de menus talons, pivotent vers le salon.