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Mais Aline stoppe au bout de cinq mètres. Là-bas le tambour fonctionne et projette dans le hall une petite culotte de velours bleu roi qu’habite joyeusement un bambin de quatre ans, puis une robe du même velours qu’habite sa mère, dont bat le collier de lazulite. Rencontre inévitable. Quelque chose a cloché dans le jeu des prudences. Le gamin par deux fois fait tourner le tambour.

— Féli ! gronde Odile.

Elle lui a pris la main, elle glisse, elle passe, faisant semblant de ne s’occuper que de lui :

— Elle est encore belle ! dit Aline, qui se renie, qui se retourne, qui veut voir.

L’adverbe sera son seul coup de griffe. Un mouvement se fait dans le salon vers l’arrivante : discret, mais net. Bien sûr, ils ne prendront pas de photo, ils ne lui rendront pas hommage. Mais les Quatre et leur père sont autour du bambin, déjà, et le grand-père et la grand-mère et la demi-belle-sœur, avec des mines ; et la mère en fait plus encore, cambrée, palpitante, rejetant d’une main nonchalante ce flot noir qui lui coule du front. Une, deux, voyez la famille ancienne. Trois, quatre, voyez la famille nouvelle.

— Allons, viens, supplie Gabriel. Je te reconduis.

Fête et puis dé-fête. En Orient quand une favorite l’emportait, la sultane-validé demeurait au palais. Fi donc ! La sultane-validé ici prend sa retraite. Aline se laisse docilement entraîner vers la voiture. Elle boitille entre ses anges gardiens : le pacifique et le belliqueux, qui tous deux dans la vie traînent une aile cassée. Flore trottine derrière. Annette et Ginette, qui attendaient sur le trottoir, proposent leurs services. C’est trop. C’est beaucoup trop. Un taxi freine, hélé par Henri Fioux qui comptait s’en servir. Mais Aline s’échappe, s’élance sur ses jambes torses, ouvre fébrilement, puis claque la portière.

— Laissez-la, dit Gabriel. Vous ne voyez pas qu’elle a besoin d’être seule.

Seule, oui. Loin de cette compassion qui aggrave tout, la solitude peut devenir prudence. L’unijambiste sait sur quel pied il ne faut pas danser ! Le chauffeur part doucement et, l’adresse lancée, bougonne, trouvant la course trop courte. Quelle idée ! Il y en a qui trouveraient plutôt la course longue. Cassés, les liens du mariage. Cassés, un par un, les liens du démariage. Reste ce fil de jours, de nuits interminables, qui s’étire souvent quand la vie se ménage. Tu es pensionnée, tu n’as personne à charge, tu n’as plus rien à faire, tu peux lire, voyager, aller au cinéma, à ton club, tu es libre ! Tandis que l’autre, avec deux de tes gosses sur les bras, plus le sien, elle est maintenant clouée, disait récemment l’encourageante Ginette. Tiens donc ! Contrainte d’être libre — libre comme un appartement l’est quand il est vide — dites-moi de quoi il est question. Et des clouées, ma fille, tu en connais beaucoup que leurs enfants aient clouées sur une croix ?

Le taxi approche déjà de la Résidence Lothaire. Là-haut veillent les chats à l’œil en fente qui, la queue dressée, accompagneront leur maîtresse quand elle se traînera au balcon pour inspecter la rue, quand elle s’installera au téléphone pour entendre des voix. Tout sera fait d’attente, de peut-être, de joies brèves ou décommandées, de rages amorties comme celles de ces petits nerfs que peu à peu dévitalise un dentiste. C’est maintenant que commence le plus beau de la chose : la longue usure, l’insupportable paix, qu’abolira enfin la véritable. Aline, ma fille, le mariage est toujours un échec, puisqu’on meurt. Le divorce en est seulement une fin plus hâtive. Aline, ma fille, un jour on n’en saura plus rien ; et tes arrière-petits-enfants, ne sachant plus très bien de quelle femme ils descendent, s’apercevront seulement qu’à leur arbre généalogique, il y a une branche fourchue. Mais d’ici là, sans lutte et sans passion, sans goût comme sans raison, il te reste à survivre doucement ; il te reste à mourir longtemps.

Triguères, 1974.