— Et tu acceptes ! Moi, je me sentirais déshonorée, criait Ginette, suzeraine bien entraînée de son file-doux.
Aline tourne, tourne, avec rage, sans penser à mettre sa robe de chambre. J’ai perdu ma dignité pour rien. J’ai été aussi lâche que dupe. Il l’avait pourtant assez répété, Louis, qu’il ne divorcerait pas, pour ménager les enfants. C’est tout juste si ce bourreau ne parlait pas de sacrifice, ne se posait pas en victime de la paternité. Certes, depuis deux ans, il était devenu moins catégorique. Et surtout depuis six mois. Depuis la scène de la valise. Encore une belle sottise que cette scène-là ! Quelle preuve d’ailleurs, sauf un ragot de voisine, qu’Odile soit vraiment venue raccompagner Louis jusqu’à sa porte ? Intolérable, certes, l’incursion dans le domaine réservé. Mais douteuse. Motif insuffisant, en tout cas, pour se mettre à hurler, à bourrer ses affaires dans la grande valise des vacances, à traîner le tout dans la salle en continuant de crier : J’en ai assez, je pars. Débrouillez-vous avec votre père ! Encore heureux qu’une heure plus tard, dans le métro, elle ait revu l’éclair d’intérêt luisant dans l’œil de Louis, par ailleurs fort digne, jouant les calmes et les désolés ! Encore heureux que la ramenant, tambour battant, à Fontenay, son amie Emma lui ait fait comprendre quel incroyable atout elle était en train d’offrir à son mari :
— Tu es folle ! Il n’a plus qu’à sauter au commissariat pour faire constater l’abandon de domicile.
Aline tourne. C’est depuis lors que tout a changé. L’empoignade du retour, la vraie crise de nerfs qu’Aline s’est offerte, les larmes d’Agathe, l’embarras de Guy, les réticences de Rose aggravées par l’imprudence de sa mère décidant d’aller coucher chez les filles pour les saouler toute une nuit de jérémiades, la ruine du mythe des absences laborieuses de papa — ainsi devenues découchages —, l’engagement progressif des enfants dans ce hargneux quotidien, leur division, c’est sûrement ça qui a fait déborder le vase, amené Louis, au terme d’un nouvel éclat, à s’interroger à haute voix :
— Je voulais épargner les Quatre. Mais vraiment je me demande s’ils ne seraient pas moins choqués par une séparation.
Aline s’est arrêtée pile. Et voilà, c’est fini, Louis va disparaître tout à fait. Depuis deux mois, il n’envoyait plus que des cartes aux enfants. Depuis deux mois Aline n’a reçu, elle, que ce papier bleu apporté par un huissier bossu aux paupières entortillées comme son jargon. Ce papier bleu qu’elle vient de cueillir au vol sur la table de nuit. Qui tremble dans sa main. Qu’elle relit en grelottant du menton, l’œil noyé dans le galimatias :
À la requête de M. Davermelle Louis Georges Philippe, demeurant à Fontenay, 36, rue Nestor, pour lequel est élu domicile chez Me Solfrini, avoué près le tribunal de grande instance de Paris… et en vertu d’une ordonnance rendue sur requête par M. le président du tribunal… l’huissier soussigné, commis à cet effet, donne sous pli fermé, conformément à la loi, citation à ci-après nommée, qualifiée et domiciliée, à comparaître en personne, pour répondre devant lui aux griefs exposés…
Ah, les griefs exposés ! On ne se méfie jamais assez de ce qu’on fait, de ce qu’on dit. Le monstre, il a tout noté, tout exploité, provoquant au besoin une femme à bout de nerfs pour la coincer sur-le-champ :
… Et l’exposant se voit dans la pénible nécessité de déposer à l’encontre de son épouse une demande en divorce à l’appui de laquelle il articule et offre de prouver les faits suivants :
1o Depuis plusieurs années dame Davermelle, prétextant les absences normalement professionnelles de l’exposant, le reçoit à chaque retour par des bordées d’injures, le harcèle de soupçons, de récriminations injustifiées, se refuse à son affection, le rabroue devant ses enfants, ses amis, ses voisins, dont beaucoup peuvent témoigner qu’elle a devant eux traité son mari de « père indigne » et de « lève-la-patte ».
2° À maintes reprises dame Davermelle n’a pas hésité à nuire à son mari dans l’exercice de son métier. Ainsi le 18 janvier, elle lui a fait perdre une importante commande en répondant à un client venu la proposer à domicile : « Caltez ! Les trafics de mon salaud, je m’en fiche ! » Item, le 2 février, l’exposant, qui n’avait pas ses clefs, a dû attendre sous la pluie, en compagnie d’un ami, durant vingt minutes, que sa femme daigne lui ouvrir en jetant pour toute excuse : « Si ta vie est un mauvais feuilleton, moi, j’étais en train d’en écouter un bon »…
Et caetera. Des « violations graves des devoirs entre époux, rendant intolérable le maintien du lien conjugal », quatre pages de jargon en énumèrent assez — sur la foi des copains — pour satisfaire un juge. Mais si deux ou trois ne sont pas absolument fausses, toutes sont distordues, excessives, dignes du dernier alinéa qui, pour conclure, retourne la vérité comme une peau de lapin :
3° Après tant de vexations, d’avanies et à son grand regret, l’exposant, pour protéger son travail, pour assurer sa dignité comme la tranquillité de ses enfants, a dû se résoudre à envisager une séparation…
Alors là, vraiment… ! Aline soudain se jette sur sa robe de chambre, enfile les deux bras à la fois, noue la ceinture d’un coup sec. Elle a oublié d’enlever ses escarpins. Elle se lance sur le palier, elle dégringole l’escalier sans y prêter attention. Elle saute dans la salle où retentit une fusillade de western. Elle pique sur l’autoportrait de Louis accroché à un clou doré par un cordonnet vert. Elle le retourne face au mur. Puis se penchant sur le poste de télévision, coupant le son et en même temps le discours du chef Sioux, réduit à un numéro de sourd-muet, elle se campe devant les enfants.
Léon a son costume gris. Cravaté de bordeaux et ses bas de pantalon découvrant des chaussettes de même couleur, il est assis dans le grand fauteuil en face de l’écran. Mais il est tout de même anormal que, derrière ses lunettes, ses paupières ne battent plus. Agathe, qui vitulait sur le divan, s’est redressée d’un bond et ce qu’elle a dans le blue-jean, ce qu’elle a dans le chemisier en partie déboutonné, comme ses pieds grouillant de doigts sur le tapis, sa tignasse, sa bouille fraîche percée d’yeux lavande, tout est en train de frémir. Mais Rose, les deux mains aux tempes, n’a pas bougé de la table où elle potasse, enveloppée dans sa blouse. Quant à Guy, le philuméniste, il considère avec insistance, parmi d’autres, la boîte d’allumettes bulgare qu’il a ramenée de l’école. Ces deux-là font grande attention à ne pas sembler faire attention.