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Pour faire plaisir à son ami, Maigret prit un cigare, allongea les jambes vers la cheminée. Il savait que l’autre avait envie d’aborder un sujet précis, qu’il y pensait depuis qu’ils avaient quitté le Palais. Cela prit du temps. La voix du juge, qui regardait ailleurs, était mal assurée.

— Tu crois que j’aurais dû l’arrêter ?

— Qui ?

— Alain.

— Je ne vois aucune raison d’arrêter le docteur.

— Pourtant, Chalus paraît sincère.

— Il l’est sans contredit.

— Tu penses aussi qu’il n’a pas menti ?

Au fond, Chabot se demandait pourquoi Maigret était intervenu, car, sans lui, sans la question du somnifère, la déposition de l’instituteur aurait été beaucoup plus accablante pour le fils Vernoux. Cela intriguait le juge, le mettait mal à l’aise.

— D’abord, dit Maigret en fumant gauchement son cigare, il est possible qu’il se soit réellement assoupi. Je me méfie toujours du témoignage des gens qui ont entendu quelque chose de leur lit, peut-être à cause de ma femme.

» Maintes fois, il lui arrive de prétendre qu’elle ne s’est endormie qu’à deux heures du matin. Elle est de bonne foi, prête à jurer. Or, il se fait souvent que je me suis réveillé moi-même pendant sa soi-disant insomnie et que je l’aie vue endormie.

Chabot n’était pas convaincu. Peut-être s’imaginait-il que son ami avait seulement voulu le tirer d’un mauvais pas ?

— J’ajoute, poursuivait le commissaire, que, si même c’est le docteur qui a tué, il est préférable de ne pas l’avoir mis en état d’arrestation. Ce n’est pas un homme à qui on peut arracher des aveux par un interrogatoire à la chansonnette, encore moins par un passage à tabac.

Le juge repoussait déjà cette idée d’un geste indigné.

— Dans l’état actuel de l’enquête, il n’y a même pas un commencement de preuve contre lui. En l’arrêtant, tu donnais satisfaction à une partie de la population qui serait venue manifester sous les fenêtres de la prison en criant : « À mort. » Cette excitation créée, il aurait été difficile de la calmer.

— Tu le penses vraiment ?

— Oui.

— Tu ne dis pas cela pour me rassurer ?

— Je le dis parce que c’est la vérité. Comme il arrive toujours dans un cas de ce genre, l’opinion publique désigne plus ou moins ouvertement un suspect et je me suis souvent demandé comment elle le choisit. C’est un phénomène mystérieux, un peu effrayant. Dès le premier jour, si je comprends bien, les gens se sont tournés vers le clan Vernoux, sans trop se demander s’il s’agissait du père ou du fils.

— C’est vrai.

— Maintenant, c’est vers le fils que s’aiguille la colère.

— Et s’il est l’assassin ?

— Je t’ai entendu, avant de partir, donner des ordres pour qu’on le surveille.

— Il peut échapper à la surveillance.

— Ce ne serait pas prudent de sa part, car s’il se montre trop dans la ville il risque de se faire écharper. Si c’est lui, il fera quelque chose, tôt ou tard, qui fournira une indication.

— Tu as peut-être raison. Au fond, je suis content que tu sois ici. Hier, je l’avoue, cela m’a un peu irrité. Je me disais que tu allais m’observer et que tu me trouverais gauche, maladroit, vieux jeu, je ne sais pas, moi. En province, nous souffrons presque tous d’un complexe d’infériorité, surtout vis-à-vis de ceux qui viennent de Paris. À plus forte raison quand il s’agit d’un homme comme toi ! Tu m’en veux ?

— De quoi ?

— Des bêtises que je t’ai dites.

— Tu m’as dit des choses fort sensées. Nous aussi, à Paris, nous avons à tenir compte des situations et à mettre des gants avec les gens en place.

Chabot se sentait déjà mieux.

— Je vais passer mon après-midi à interroger les témoins que Chabiron m’a dénichés. La plupart d’entre eux n’ont rien vu ni entendu, mais je ne veux négliger aucune chance.

— Sois gentil avec la femme Chalus.

— Avoue que ces gens-là te sont sympathiques.

— Oui, sans doute !

— Tu m’accompagnes ?

— Non. Je préfère renifler l’air de la ville, boire un verre de bière par-ci par-là.

— Au fait, je n’ai pas ouvert cette lettre. Je ne voulais pas le faire devant ma mère.

Il tirait de sa poche l’enveloppe saumon et Maigret reconnut l’écriture. Le papier provenait bien de la même pochette que le billet qu’il avait reçu le matin.

 

« Taché de savoir ce que le docteur faisé à la fille Sabati. »

 

— Tu connais ?

— Jamais entendu ce nom-là.

— Je crois me souvenir que tu m’as dit que le docteur Vernoux n’est pas coureur.

— Il a cette réputation-là. Les lettres anonymes vont commencer à pleuvoir. Celle-ci vient d’une femme.

— Comme la majorité des lettres anonymes ! Cela t’ennuierait de téléphoner au commissariat ?

— Au sujet de la fille Sabati ?

— Oui.

— Tout de suite ?

Maigret fit signe que oui.

— Passons dans mon bureau.

Il décrocha le récepteur, appela le commissaire de police.

— C’est vous, Féron ? Ici, le juge d’instruction. Connaissez-vous une certaine Sabati ?

Il fallut attendre. Féron était allé interroger ses agents, peut-être examiner les registres. Quand il parla à nouveau, Chabot, tout en écoutant, crayonna quelques mots sur son buvard.

— Non. Probablement aucune connexion. Comment ? Certainement pas. Ne vous occupez pas d’elle pour le moment.

En disant cela, il cherchait du regard l’approbation de Maigret et celui-ci lui adressa de grands signes de tête.

— Je serai à mon bureau dans une demi-heure. Oui. Merci.

Il raccrocha.

— Il existe bien une certaine Louise Sabati à Fontenay-le-Comte. Fille d’un maçon italien qui doit travailler à Nantes ou dans les environs. Elle a été quelque temps serveuse à l’Hôtel de France, puis fille de salle au Café de la Poste. Elle ne travaille plus depuis plusieurs mois. À moins qu’elle ait déménagé récemment, elle habite au tournant de la route de La Rochelle, dans le quartier des casernes, une grande maison délabrée où vivent six ou sept familles.

Maigret, qui en avait assez de son cigare, en écrasait le bout incandescent dans le cendrier avant de bourrer une pipe.

— Tu comptes aller la voir ?

— Peut-être.

— Tu penses toujours que le docteur… ?

Il s’interrompit, les sourcils froncés.

— Au fait, qu’allons-nous faire ce soir ? Normalement, je devrais aller chez les Vernoux pour le bridge. À ce que tu m’as dit, Hubert Vernoux s’attend à ce que tu m’accompagnes.