— Il ne sait pas que vous êtes ici ?
En disant cela, elle jetait vers la porte un regard effrayé, restait debout, prête à la défense.
— N’ayez pas peur.
— Vous êtes de la police ?
— Oui et non.
— Qu’est-ce qui est arrivé ? Où est Alain ?
— Chez lui, probablement.
— Vous êtes sûr ?
— Pourquoi serait-il ailleurs ?
Elle se mordit la lèvre où le sang monta. Elle était très nerveuse, d’une nervosité maladive. Un instant, il se demanda si elle ne se droguait pas.
— Qui est-ce qui vous a parlé de moi ?
— Il y a longtemps que vous êtes la maîtresse du docteur ?
— On vous l’a dit ?
Il prenait son air le plus bonhomme et n’avait d’ailleurs aucun effort à faire pour lui montrer de la sympathie.
— Vous venez seulement de vous lever ? questionna-t-il au lieu de répondre.
— Qu’est-ce que ça peut vous faire ?
Elle avait gardé une pointe d’accent italien, pas beaucoup. Elle devait avoir à peine plus de vingt ans et son corps, sous la robe de chambre mal coupée, était cambré ; seule la poitrine, qui avait dû être provocante, se fatiguait un peu.
— Cela ne vous ennuierait pas de vous asseoir près de moi ?
Elle ne tenait pas en place. Avec des mouvements fébriles, elle saisit une cigarette, l’alluma.
— Vous êtes sûr qu’Alain ne va pas venir ?
— Cela vous fait peur ? Pourquoi ?
— Il est jaloux.
— Il n’a aucune raison d’être jaloux de moi.
— Il l’est de tous les hommes.
Elle ajouta d’une drôle de voix :
— Il a raison.
— Que voulez-vous dire ?
— Que c’est son droit.
— Il vous aime ?
— Je crois que oui. Je sais que je n’en vaux pas la peine, mais…
— Vous ne voulez vraiment pas vous asseoir ?
— Qui êtes-vous ?
— Le commissaire Maigret, de la Police Judiciaire de Paris.
— J’ai entendu parler de vous. Qu’est-ce que vous faites ici ?
Pourquoi ne pas lui parler franchement ?
— J’y suis venu par hasard, pour rencontrer un ami que je n’ai pas vu depuis des années.
— C’est lui qui vous a parlé de moi ?
— Non. J’ai rencontré aussi votre ami Alain. Au fait, ce soir, je suis invité chez lui.
Elle sentait qu’il ne mentait pas, mais n’était pas encore rassurée. Elle n’en attira pas moins une chaise vers elle, ne s’assit pas tout de suite.
— S’il n’est pas dans l’embarras pour le moment, il risque d’y être d’une heure à l’autre.
— Pourquoi ?
Au ton dont elle prononçait ce mot, il conclut qu’elle savait déjà.
— Certains pensent qu’il est peut-être l’homme qu’on recherche.
— À cause des crimes ? Ce n’est pas vrai. Ce n’est pas lui. Il n’avait aucune raison de…
Il l’interrompit en lui tendant la lettre anonyme que le juge lui avait laissée. Elle la lut, visage tendu, sourcils froncés.
— Je me demande qui a écrit ça.
— Une femme.
— Oui. Et sûrement une femme qui habite la maison.
— Pourquoi ?
— Parce que personne d’autre n’est au courant. Même dans la maison, j’aurais juré que personne ne savait qui il est. C’est une vengeance, une saleté. Jamais Alain…
— Asseyez-vous.
Elle s’y décida enfin, prenant soin de croiser les pans de son peignoir sur ses jambes nues.
— Il y a longtemps que vous êtes sa maîtresse ?
Elle n’hésita pas.
— Huit mois et une semaine.
Cette précision faillit le faire sourire.
— Comment cela a-t-il commencé ?
— Je travaillais comme fille de salle au Café de la Poste. Il y venait de temps en temps, l’après-midi, s’asseyait toujours à la même place, près de la fenêtre, d’où il regardait passer les gens. Tout le monde le connaissait et le saluait, mais il n’entamait pas facilement la conversation. Après un certain temps, j’ai remarqué qu’il me suivait des yeux.
Elle le regarda soudain avec défi.
— Vous voulez vraiment savoir comment ça a commencé ? Eh bien je vais vous le dire, et vous verrez que ce n’est pas l’homme que vous croyez. Vers la fin, il lui arrivait de venir prendre un verre le soir. Une fois, il est resté jusqu’à la fermeture. J’avais plutôt tendance à me moquer de lui, à cause de ses gros yeux qui me suivaient partout. Ce soir-là, j’avais rendez-vous, dehors, avec le marchand de vins que vous rencontrerez certainement. Nous tournions à droite, par la petite rue et…
— Et quoi ?
— Eh bien ! nous nous installions sur un banc du Champ-de-Mars. Vous avez compris ? Cela ne durait jamais longtemps. Quand ça a été fini, je suis repartie seule pour traverser la place et rentrer chez moi et j’ai entendu des pas derrière moi. C’était le docteur. J’ai eu un peu peur. Je me suis retournée et lui ai demandé ce qu’il me voulait. Tout penaud, il ne savait que répondre. Savez-vous ce qu’il a fini par murmurer ?
» — Pourquoi avez-vous fait ça ?
» Et moi j’ai éclaté de rire.
» — Cela vous ennuie ?
» — Cela m’a fait beaucoup de chagrin.
» — Pourquoi ?
» C’est ainsi qu’il a fini par m’avouer qu’il m’aimait, qu’il n’avait jamais osé me le dire, qu’il était très malheureux. Vous souriez ?
— Non.
C’était vrai. Maigret ne souriait pas. Il voyait fort bien Alain Vernoux dans cette situation-là.
— Nous avons marché jusqu’à une heure ou deux du matin, le long du chemin de halage, et, à la fin, c’est moi qui pleurais.
— Il vous a accompagnée ici ?
— Pas ce soir-là. Cela a pris une semaine entière. Pendant ces jours-là, il passait presque tout son temps au café, à me surveiller. Il était même jaloux de me voir dire merci au client quand je recevais un pourboire. Il l’est toujours. Il ne veut pas que je sorte.
— Il vous frappe ?
Elle porta instinctivement la main à l’ecchymose de sa joue et, la manche du peignoir s’élevant, il vit qu’il y avait d’autres bleus sur ses bras, comme si on les avait serrés fortement entre des doigts puissants.
— C’est son droit, répliqua-t-elle non sans fierté.
— Cela arrive souvent ?
— Presque chaque fois.
— Pourquoi ?