— Si vous ne comprenez pas, je ne peux pas vous l’expliquer. Il m’aime. Il est obligé de vivre là-bas avec sa femme et ses enfants. Non seulement il n’aime pas sa femme, mais il n’aime pas ses enfants.
— Il vous l’a dit ?
— Je le sais.
— Vous le trompez ?
Elle se tut, le fixa, l’air féroce. Puis :
— On vous l’a dit ?
Et, d’une voix plus sourde :
— Cela m’est arrivé, les premiers temps, quand je n’avais pas compris. Je croyais que c’était comme avec les autres. Lorsqu’on a commencé, comme moi, à quatorze ans, on n’y attache pas d’importance. Quand il l’a su, j’ai pensé qu’il allait me tuer. Je ne dis pas ça en l’air. Je n’ai jamais vu un homme aussi effrayant. Pendant une heure, il est resté étendu sur le lit, les yeux au plafond, les poings serrés, sans dire un mot, et je sentais qu’il souffrait terriblement.
— Vous avez recommencé ?
— Deux ou trois fois. J’ai été assez bête.
— Et depuis ?
— Non !
— Il vient vous voir tous les soirs ?
— Presque tous les soirs.
— Vous l’attendiez hier ?
Elle hésita, se demandant où ses réponses pouvaient le conduire, voulant coûte que coûte protéger Alain.
— Quelle différence cela peut-il faire ?
— Il faut bien que vous sortiez pour faire votre marché.
— Je ne vais pas jusqu’en ville. Il y a un petit épicier au coin de la rue.
— Le reste du temps, vous êtes enfermée ici ?
— Je ne suis pas enfermée. La preuve, c’est que je vous ai ouvert la porte.
— Il n’a jamais parlé de vous enfermer ?
— Comment l’avez-vous deviné ?
— Il l’a fait ?
— Pendant une semaine.
— Les voisines s’en sont aperçues ?
— Oui.
— C’est pour cela qu’il vous a rendu la clef ?
— Je ne sais pas. Je ne comprends pas où vous voulez en venir.
— Vous l’aimez ?
— Vous vous figurez que je vivrais cette vie-là si je ne l’aimais pas ?
— Il vous donne de l’argent ?
— Quand il peut.
— Je le croyais riche.
— Tout le monde croit ça, alors qu’il est exactement dans le cas d’un jeune homme qui doit demander chaque semaine un peu d’argent à son père. Ils vivent tous dans la même maison.
— Pourquoi ?
— Est-ce que je sais ?
— Il pourrait travailler.
— Cela le regarde, non ? Des semaines entières, son père le laisse sans argent.
Maigret regarda la table où il n’y avait que du pain et du beurre.
— C’est le cas en ce moment ?
Elle haussa les épaules.
— Qu’est-ce que ça peut faire ? Moi aussi, jadis, je me faisais des idées sur les gens qu’on croit riches. De la façade, oui ! Une grosse maison avec rien dedans. Ils sont tout le temps à se chamailler pour soutirer un peu d’argent au vieux et les fournisseurs attendent parfois des mois pour se faire payer.
— Je croyais que la femme d’Alain était riche.
— Si elle avait été riche, elle ne l’aurait pas épousé. Elle se figurait qu’il l’était. Quand elle s’est aperçue du contraire, elle s’est mise à le détester.
Il y eut un silence assez long. Maigret bourrait sa pipe, lentement, rêveusement.
— Qu’est-ce que vous êtes en train de penser ? questionna-t-elle.
— Je pense que vous l’aimez vraiment.
— C’est déjà ça !
Son ironie était amère.
— Ce que je me demande, poursuivit-elle, c’est pourquoi les gens s’en prennent tout à coup à lui. J’ai lu le journal. On ne dit rien de précis, mais je sens qu’on le soupçonne. Tout à l’heure, par la fenêtre, j’ai entendu des femmes qui parlaient dans la cour, très haut, exprès, pour que je ne perde pas un mot de ce qu’elles disaient.
— Qu’est-ce qu’elles disaient ?
— Que, du moment qu’on cherchait un fou, il n’y avait pas à aller loin pour le trouver.
— Je suppose qu’elles ont entendu les scènes qui se déroulaient chez vous ?
— Et après ?
Elle devint soudain presque furieuse et se leva de sa chaise.
— Vous aussi, parce qu’il s’est mis à aimer une fille comme moi et parce qu’il en est jaloux, vous allez vous figurer qu’il est fou ?
Maigret se leva à son tour, essaya, pour la calmer, de lui poser la main sur l’épaule, mais elle le repoussa avec colère.
— Dites-le, si c’est votre idée.
— Ce n’est pas mon idée.
— Vous croyez qu’il est fou ?
— Certainement pas parce qu’il vous aime.
— Mais il l’est quand même ?
— Jusqu’à preuve du contraire, je n’ai aucune raison d’en arriver à cette conclusion-là.
— Qu’est-ce que cela signifie au juste ?
— Cela signifie que vous êtes une bonne fille et que…
— Je ne suis pas une bonne fille. Je suis une traînée, une ordure, et je ne mérite pas que…
— Vous êtes une bonne fille et je vous promets de faire mon possible pour qu’on découvre le vrai coupable.
— Vous êtes persuadé que ce n’est pas lui ?
Il souffla, embarrassé, se mit, par contenance, à allumer sa pipe.
— Vous voyez bien que vous n’osez pas le dire !
— Vous êtes une bonne fille, Louise. Je reviendrai sans doute vous voir…
Mais elle avait perdu sa confiance et, en refermant la porte derrière lui, elle grommelait : — Vous et vos promesses !…
De l’escalier, au bas duquel des gamins le guettaient, il crut l’entendre ajouter pour elle-même : — Vous n’êtes quand même qu’un sale flic !
5
La partie de bridge
Quand ils sortirent, à huit heures et quart, de la maison de la rue Clemenceau, ils eurent presque un mouvement de recul, tant le calme et le silence qui les enveloppaient soudain étaient surprenants.
Vers cinq heures de l’après-midi, le ciel était devenu d’un noir de Crucifixion et il avait fallu allumer les lampes partout dans la ville. Deux coups de tonnerre avaient éclaté, brefs, déchirants, et enfin les nuages s’étaient vidés, non en pluie mais en grêle, on avait vu les passants disparaître, comme balayés par la bourrasque, tandis que des boules blanches rebondissaient sur le pavé ainsi que des balles de ping-pong.