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Hubert Vernoux essaya de se rattraper. Il fut comme ces joueurs à la roulette qui, une fois en perte, se raccrochent à l’espoir que la chance va tourner d’un moment à l’autre et essayent tous les numéros, voyant avec rage sortir celui qu’ils viennent d’abandonner.

Presque toujours, il annonçait au-dessus de son jeu, comptant sur les cartes de sa partenaire, et, quand il ne les trouvait pas, mordait nerveusement le bout de son cigare.

— Je vous assure, Lucile, que j’étais parfaitement dans mon droit en annonçant deux piques d’entrée.

— Sauf que vous n’aviez ni l’as de pique ni celui de carreau.

— Mais j’avais…

Il énumérait ses cartes, le sang lui montait à la tête, tandis qu’elle le regardait avec une froideur féroce.

Pour se remettre à flot, il annonçait toujours plus dangereusement, au point que ce n’était plus du bridge, mais du poker.

Alain était allé tenir un moment compagnie à sa mère. Il revint se camper derrière les joueurs, regardant les cartes sans intérêt de ses gros yeux brouillés par les lunettes.

— Vous y comprenez quelque chose, commissaire ?

— Je connais les règles. Je suis capable de suivre la partie, mais pas de la jouer.

— Cela vous intéresse ?

— Beaucoup.

Il examina le commissaire avec plus d’attention, parut comprendre que l’intérêt de Maigret résidait dans le comportement des joueurs bien plus que dans les cartes et il regarda sa tante et son père d’un air ennuyé.

Chabot et la femme d’Alain gagnèrent le premier robre.

— On change ? proposa Lucile.

— À moins que nous prenions notre revanche comme nous sommes.

— Je préfère changer de partenaire.

Ce fut un tort de sa part. Elle se trouvait jouer avec Chabot, qui ne faisait pas d’erreur et à qui il lui était impossible d’adresser des reproches. Jeanne jouait mal. Mais, peut-être parce qu’elle annonçait invariablement trop bas, Hubert Vernoux gagna les deux manches coup sur coup.

— C’est de la chance, rien d’autre.

Ce n’était pas tout à fait vrai. Il avait eu du jeu, certes. Mais, s’il avait annoncé avec autant d’audace, il n’aurait pas gagné, car rien ne pouvait lui laisser espérer les cartes que lui apportait sa partenaire.

— On continue ?

— On finit le tour.

Cette fois, Vernoux était avec le juge, les deux femmes ensemble. Et ce furent les hommes qui gagnèrent, de sorte que Hubert Vernoux avait gagné deux parties sur trois.

On aurait dit qu’il en était soulagé, comme si cette partie avait eu pour lui une importance considérable. Il s’épongea, alla se verser à boire, apporta un verre à Maigret.

— Vous voyez que, quoi qu’en dise ma belle-sœur, je ne suis pas si imprudent. Ce qu’elle ne comprend pas, c’est que, si on parvient à saisir le mécanisme de pensée de l’adversaire, on a la partie à moitié gagnée, quelles que soient les cartes. Il en est de même pour vendre une ferme ou un terrain. Sachez ce que l’acheteur a dans la tête et…

— Je vous en prie, Hubert.

— Quoi ?

— Vous pourriez peut-être ne pas parler affaires ici ?

— Je vous demande pardon. J’oublie que les femmes veulent qu’on gagne de l’argent mais qu’elles préfèrent ignorer comment il se gagne.

Cela aussi, c’était une imprudence. Sa femme, de son lointain fauteuil, le rappela à l’ordre.

— Vous avez bu ?

Maigret l’avait vu boire trois ou quatre cognacs. Il avait été frappé par la façon dont Vernoux remplissait son verre, furtivement, comme à la sauvette, dans l’espoir que sa femme et sa belle-sœur ne le verraient pas. Il avalait l’alcool d’un trait puis, par contenance, remplissait le verre du commissaire.

— J’ai juste pris deux verres.

— Ils vous ont porté à la tête.

— Je crois, commença Chabot en se levant et en tirant sa montre de sa poche, qu’il est temps que nous partions.

— Il est à peine dix heures et demie.

— Vous oubliez que j’ai beaucoup de travail. Mon ami Maigret doit commencer à être fatigué, lui aussi.

Alain paraissait déçu. Maigret aurait juré que, pendant toute la soirée, le docteur avait rôdé autour de lui avec l’espoir de l’attirer dans un coin.

Les autres ne les retinrent pas. Hubert Vernoux n’osa pas insister. Que se passerait-il quand les joueurs seraient partis et qu’il resterait seul en face des trois femmes ? Car Alain ne comptait pas. C’était visible. Personne ne s’était occupé de lui. Il monterait sans doute dans sa chambre ou dans son laboratoire. Sa femme faisait davantage partie de la famille que lui-même.

C’était une famille de femmes, en somme, Maigret le découvrait tout à coup. On avait permis à Hubert Vernoux de jouer au bridge, à la condition de bien se tenir, et on n’avait cessé de le surveiller comme un enfant.

Était-ce pour cela que, hors de chez lui, il se raccrochait si désespérément au personnage qu’il s’était créé, attentif aux moindres détails vestimentaires ?

Qui sait ? Peut-être, tout à l’heure, en allant les chercher là-haut, les avait-il suppliées d’être gentilles avec lui, de lui laisser jouer son rôle de maître de maison sans l’humilier par leurs remarques.

Il louchait vers la carafe de fine.

— Un dernier verre, commissaire, ce que les Anglais appellent un night cup ?

Maigret, qui n’en avait pas envie, dit oui pour lui donner l’occasion d’en boire un aussi, et tandis que Vernoux portait le verre à ses lèvres il surprit le regard fixe de sa femme, vit la main hésiter puis, à regret, reposer le verre.

Comme le juge et le commissaire arrivaient à la porte, où le maître d’hôtel les attendait avec leur vestiaire, Alain murmura :

— Je me demande si je ne vais pas vous accompagner un bout de chemin.

Il ne paraissait pas s’inquiéter, lui, des réactions des femmes, qui semblaient surprises. La sienne ne protesta pas. Cela devait lui être indifférent qu’il sorte ou non, étant donné le peu de place qu’il tenait dans sa vie. Elle s’était rapprochée de sa belle-mère dont elle admirait le travail en hochant la tête.

— Cela ne vous ennuie pas, commissaire ?

— Pas du tout.

L’air de la nuit était frais, d’une autre fraîcheur que les nuits précédentes, et on avait envie de s’en emplir les poumons, de saluer les étoiles qu’on retrouvait à leur place après si longtemps.

Les trois hommes à brassard étaient toujours sur le trottoir et, cette fois, reculèrent d’un pas pour les laisser passer. Alain n’avait pas mis de pardessus. Il s’était coiffé, en passant devant le portemanteau, d’un chapeau de feutre mou que les pluies récentes avaient déformé.

Vu comme cela, le corps en avant, les mains dans les poches, il ressemblait plus à un étudiant de dernière année qu’à un homme marié et père de famille.