Il contourna la place Viète, s’engagea dans la rue Rabelais. En face de chez Vernoux, sur l’autre trottoir, deux jeunes gens qui n’avaient pas vingt ans montaient la garde. Ils ne portaient pas de brassard, n’avaient pas de gourdin. Ces accessoires semblaient réservés aux patrouilles de nuit. Ils n’en étaient pas moins en service commandé et ils s’en montraient fiers.
L’un souleva sa casquette au passage de Maigret, l’autre pas.
Six ou sept journalistes étaient groupés sur les marches du Palais de Justice dont les grandes portes étaient fermées et Lomel s’était assis, ses appareils posés à côté de lui.
— Vous croyez qu’on va vous ouvrir ? lança-t-il à Maigret. Vous connaissez la nouvelle ?
— Quelle nouvelle ?
— Il paraît qu’on a retrouvé l’arme. Ils sont en grande conférence là-dedans.
La porte s’entrouvrit. Chabot fit signe à Maigret d’entrer vite et, dès qu’il fut passé, repoussa le battant comme s’il craignait une invasion en force des reporters.
Les couloirs étaient sombres et toute l’humidité des dernières semaines stagnait entre les murs de pierre.
— J’aurais voulu, d’abord, te parler en particulier, mais cela a été impossible.
Il y avait de la lumière dans le bureau du juge. Le procureur était là, assis sur une chaise qu’il renversait en arrière, la cigarette aux lèvres. Le commissaire Féron y était aussi, ainsi que l’inspecteur Chabiron qui ne put s’empêcher de lancer à Maigret un regard à la fois triomphant et goguenard.
Sur le bureau, le commissaire vit tout de suite un morceau de tuyau de plomb d’environ vingt-cinq centimètres de long et quatre centimètres de diamètre.
— C’est ça ?
Tout le monde fit signe que oui.
— Pas d’empreintes ?
— Seulement des traces de sang et deux ou trois cheveux collés.
Le tuyau, peint en vert sombre, avait fait partie de l’installation d’une cuisine, d’une cave ou d’un garage. Les sections étaient nettes, faites vraisemblablement par un professionnel plusieurs mois auparavant, car le métal avait eu le temps de se ternir.
Le morceau avait-il été coupé lorsqu’on avait déplacé un évier ou un appareil quelconque ? C’était probable.
Maigret ouvrit la bouche pour demander où l’objet avait été découvert quand Chabot parla : — Racontez, inspecteur.
Chabiron, qui n’attendait que ce signal, prit un air modeste :
— Nous, à Poitiers, nous en sommes encore aux bonnes vieilles méthodes. De même que j’ai questionné avec mon camarade tous les habitants de la rue, je me suis mis à fouiller dans les coins. À quelques mètres de l’endroit où Gobillard a été assommé, il y a une grande porte qui donne sur une cour appartenant à un marchand de chevaux et entourée d’écuries. Ce matin, j’ai eu la curiosité d’y aller voir. Et, parmi le fumier qui couvre le sol, je n’ai pas tardé à trouver cet objet-là. Selon toutes probabilités, l’assassin, entendant des pas, l’a lancé pardessus le mur.
— Qui l’a examiné pour les empreintes ?
— Moi. Le commissaire Féron m’a aidé. Si nous ne sommes pas des experts, nous en savons assez pour relever des empreintes digitales. Il est certain que le meurtrier de Gobillard portait des gants. Quant aux cheveux, nous sommes allés à la morgue pour les comparer avec ceux du mort.
Il conclut avec satisfaction :
— Ça colle.
Maigret se garda d’émettre une opinion quelconque. Il y eut un silence, que le juge finit par rompre.
— Nous étions en train de discuter de ce qu’il convient maintenant de faire. Cette découverte paraît, du moins à première vue, confirmer la déposition d’Émile Chalus.
Maigret ne dit toujours rien.
— Si l’arme n’avait pas été découverte sur les lieux, on aurait pu prétendre qu’il était difficile, pour le docteur, de s’en débarrasser avant d’aller téléphoner au Café de la Poste. Comme l’inspecteur le souligne avec un certain bon sens…
Chabiron préféra dire lui-même ce qu’il en pensait :
— Supposons que l’assassin se soit réellement éloigné, son crime commis, avant l’arrivée d’Alain Vernoux, ainsi que celui-ci le prétend. C’est son troisième crime. Les deux autres fois, il a emporté l’arme. Non seulement nous n’avons rien trouvé rue Rabelais, ni rue des Loges, mais il semble évident qu’il a frappé les trois fois avec le même tuyau de plomb.
Maigret avait compris, mais il valait mieux le laisser parler.
— L’homme n’avait aucune raison, cette fois-ci, de lancer l’arme pardessus un mur. Il n’était pas poursuivi. Nul ne l’avait vu. Mais si nous admettons que c’est le docteur qui a tué, il était indispensable qu’il se débarrasse d’un objet aussi compromettant avant de…
— Pourquoi avertir les autorités ?
— Parce que cela le mettait hors du coup. Il a pensé que personne ne soupçonnerait celui qui donnait l’alarme.
Cela paraissait logique aussi.
— Ce n’est pas tout. Vous le savez.
Il avait prononcé ces derniers mots avec une certaine gêne, car Maigret, sans être son supérieur direct, n’en était pas moins un monsieur qu’on n’attaque pas en face.
— Racontez, Féron.
Le commissaire de police, gêné, écrasa d’abord sa cigarette dans le cendrier. Chabot, lugubre, évitait de regarder son ami. Il n’y avait que le procureur à observer de temps en temps son bracelet-montre en homme qui a des choses plus agréables à faire.
Après avoir toussé, le petit commissaire de police se tournait vers Maigret.
— Quand, hier, on m’a téléphoné pour me demander si je connaissais une certaine fille Sabati…
Le commissaire comprit et eut peur, tout à coup. Il eut, dans la poitrine, une sensation désagréable et sa pipe se mit à avoir mauvais goût.
— … Je me suis naturellement demandé si cela avait un rapport avec l’affaire. Cela ne m’est revenu que vers le milieu de l’après-midi. J’étais occupé. J’ai failli envoyer un de mes hommes, puis je me suis dit que je passerais la voir à tout hasard en allant dîner.
— Vous y êtes allé ?
— J’ai appris que vous l’aviez vue avant moi.
Féron baissait la tête, en homme à qui cela en coûte de porter une accusation.
— Elle vous l’a dit ?
— Pas tout de suite. D’abord, elle a refusé de m’ouvrir sa porte et j’ai dû user des grands moyens.
— Vous l’avez menacée ?
— Je lui ai annoncé que cela pourrait lui coûter cher de jouer ce jeu-là. Elle m’a laissé entrer. J’ai remarqué son œil au beurre noir. Je lui ai demandé qui lui avait fait ça. Pendant plus d’une demi-heure, elle est restée muette comme une carpe, à me regarder d’un air méprisant. C’est alors que j’ai décidé de l’emmener au poste, où il est plus facile de les faire parler.
Maigret avait un poids sur les épaules, non seulement à cause de ce qui était arrivé à Louise Sabati, mais à cause de l’attitude du commissaire de police. Malgré ses hésitations, son humilité apparente, celui-ci était très fier, au fond, de ce qu’il avait fait.