— Qu’est-ce que tu en penses ?
— Rien.
— À ma place, qu’est-ce que… ?
— Je ne suis pas à ta place.
— Tu crois que le docteur est fou ?
— Cela dépend de ce qu’on appelle un fou.
— Qu’il a tué ?
Maigret ne répondit pas, chercha lui aussi son chapeau.
— Attends un instant. J’ai à te parler. D’abord, il faut que j’en finisse. Tant pis si je me trompe.
Il ouvrit le tiroir de droite, y prit une formule imprimée qu’il se mit à remplir tandis que Chabiron lançait à Maigret un regard plus goguenard que jamais.
Chabiron et le petit commissaire avaient gagné. La formule était un mandat d’amener. Chabot hésita encore une seconde au moment de la signer et d’y apposer les cachets.
Puis il se demanda auquel des deux hommes il allait la remettre. Le cas ne s’était pas encore présenté à Fontenay d’une arrestation comme celle-ci.
— Je suppose…
Enfin :
— Au fait, allez-y tous les deux. Aussi discrètement que possible, afin d’éviter les manifestations. Il vaudrait mieux prendre une voiture.
— J’ai la mienne, fit Chabiron.
Ce fut un moment désagréable. On aurait dit, pendant quelques instants, que chacun avait un peu honte. Peut-être pas tant parce qu’ils doutaient de la culpabilité du docteur, dont ils se sentaient à peu près sûrs, que parce qu’ils savaient, au fond d’eux-mêmes, que ce n’était pas à cause de sa culpabilité qu’ils agissaient, mais par peur de l’opinion publique.
— Vous me tiendrez au courant, murmura le procureur qui sortit le premier et qui ajouta : Si je ne suis pas chez moi, appelez-moi chez mes beaux-parents.
Il allait passer le reste du dimanche en famille. Féron et Chabiron sortirent à leur tour et c’était le petit commissaire qui avait le mandat soigneusement plié dans son portefeuille.
Chabiron revint sur ses pas, après un coup d’œil par la fenêtre du couloir, pour demander : — Les journalistes ?
— Ne leur dites rien maintenant. Partez d’abord vers le centre de la ville. Annoncez-leur que j’aurai une déclaration à leur faire d’ici une demi-heure et ils resteront.
— On l’amène ici ?
— Directement à la prison. Au cas où la foule tenterait de le lyncher, il sera plus facile de l’y protéger.
Tout cela prit du temps. Ils restèrent enfin seuls. Chabot n’était pas fier.
— Qu’est-ce que tu en penses ? se décida-t-il à questionner. Tu me donnes tort ?
— J’ai peur, avoua Maigret qui fumait sa pipe d’un air sombre.
— De quoi ?
Il ne répondit pas.
— En toute conscience, je ne pouvais pas agir autrement.
— Je sais. Ce n’est pas à cela que je pense.
— À quoi ?
Il ne voulait pas avouer que c’était l’attitude du petit commissaire à l’égard de Louise Sabati qui lui restait sur l’estomac.
Chabot regarda sa montre.
— Dans une demi-heure, ce sera fini. Nous pourrons aller l’interroger.
Maigret ne disait toujours rien, avec l’air de suivre Dieu sait quelle pensée mystérieuse.
— Pourquoi ne m’en as-tu pas parlé hier soir ?
— De la fille Sabati ?
— Oui.
— Pour éviter ce qui est arrivé.
— C’est arrivé quand même.
— Oui. Je ne prévoyais pas que Féron s’en préoccuperait.
— Tu as la lettre ?
— Quelle lettre ?
— La lettre anonyme que j’ai reçue à son sujet et que je t’ai remise. Maintenant, je suis obligé de la verser au dossier.
Maigret fouilla ses poches, la trouva, fripée, encore humide de la pluie de la veille, et la laissa tomber sur le bureau.
— Tu ne veux pas regarder si les journalistes les ont suivis ?
Il alla jeter un coup d’œil par la fenêtre. Les reporters et les photographes étaient toujours là, avec l’air d’attendre un événement.
— Tu as l’heure juste ?
— Midi cinq.
Ils n’avaient pas entendu sonner les cloches. Avec toutes les portes fermées, ils étaient là comme dans une cave où ne pénétrait aucun rayon de soleil.
— Je me demande comment il réagira. Je me demande aussi ce que son père…
La sonnerie du téléphone résonna. Chabot fut si impressionné qu’il resta un instant sans décrocher, murmura enfin, en fixant Maigret : — Allô…
Son front se plissa, ses sourcils se rapprochèrent :
— Vous êtes sûr ?
Maigret entendait des éclats de voix dans l’appareil, sans pouvoir distinguer les mots. C’était Chabiron qui parlait.
— Vous avez fouillé la maison ? Où êtes-vous en ce moment ? Bon. Oui. Restez-y. Je…
Il se passa la main sur le crâne d’un geste angoissé.
— Je vous rappellerai dans quelques instants.
Quand il raccrocha, Maigret se contenta d’un mot.
— Parti ?
— Tu t’y attendais ?
Et, comme il ne répondait pas :
— Il est rentré chez lui hier soir tout de suite après t’avoir quitté, nous en avons la certitude. Il a passé la nuit dans sa chambre. Ce matin, de bonne heure, il s’est fait monter une tasse de café.
— Et les journaux.
— Nous n’avons pas de journaux le dimanche.
— À qui a-t-il parlé ?
— Je ne sais pas encore. Féron et l’inspecteur sont toujours dans la maison et interrogent les domestiques. Un peu après dix heures, toute la famille, sauf Alain, s’est rendue à la messe avec la voiture conduite par le maître d’hôtel.
— Je les ai vus.
— À leur retour, personne ne s’est inquiété du docteur. C’est une maison où, sauf le samedi soir, chacun vit dans son coin. Quand mes deux hommes sont arrivés, une bonne est montée pour avertir Alain. Il n’était pas chez lui. On l’a appelé dans toute la maison. Tu crois qu’il a pris la fuite ?
— Que dit l’homme en faction dans la rue ?
— Féron l’a questionné. Il paraît que le docteur est sorti un peu après le reste de la famille et est descendu vers la ville à pied.
— On ne l’a pas suivi ? Je croyais…
— J’avais donné des instructions pour qu’on le suive. Peut-être la police a-t-elle pensé que, le dimanche matin, ce n’était pas nécessaire. Je ne sais pas. Si on ne met pas la main sur lui, on prétendra que j’ai fait exprès de lui laisser le temps d’échapper.
— On le dira certainement.
— Il n’y a pas de train avant cinq heures de l’après-midi. Alain n’a pas d’auto.