Le juge avait un besoin urgent d’être rassuré. Ses nerfs étaient à nu.
— Pourquoi ne prends-tu pas un peu d’alcool ?
Au regard que Chabot lança vers la porte, Maigret comprit que c’était sur les instances de sa mère qu’il ne buvait plus.
— J’aime mieux pas.
— Comme tu voudras.
Malgré la température douce ce jour-là, un feu continuait à flamber dans la cheminée et Maigret, qui avait trop chaud, dut s’en éloigner.
— Qu’est-ce que tu en penses ?
— De quoi ?
— De ce qu’il a fait. Pourquoi, s’il n’était pas coupable…
— Tu as lu quelques-unes de ses lettres, non ?
Chabot baissa la tête.
— Le commissaire Féron a fait irruption hier dans le logement de Louise, l’a questionnée, emmenée au commissariat, gardée toute la nuit au violon.
— Il a agi sans mes instructions.
— Je sais. Il l’a fait quand même. Ce matin, Alain s’est précipité pour la voir et a tout appris.
— Je ne vois pas ce que cela changeait.
Il le sentait fort bien, mais il ne voulait pas l’avouer.
— Tu crois que c’est pour ça ?…
— Je crois que c’est suffisant. Demain, toute la ville aurait été au courant. Féron aurait probablement continué à harceler la fille, on l’aurait finalement condamnée pour prostitution.
— Il a été imprudent. Ce n’est pas une raison pour se détruire.
— Cela dépend de qui.
— Tu es persuadé qu’il n’est pas coupable.
— Et toi ?
— Je pense que tout le monde le croira coupable et sera satisfait.
Maigret le regarda avec surprise.
— Tu veux dire que tu vas clore l’affaire ?
— Je ne sais pas. Je ne sais plus.
— Tu te souviens de ce qu’Alain nous a dit ?
— À quel sujet ?
— Qu’un fou a sa logique. Un fou, qui a vécu toute sa vie sans que personne s’aperçoive de sa folie, ne se met pas soudain à tuer sans raison. Il faut tout au moins une provocation. Il faut une cause, qui peut paraître insuffisante à une personne sensée, mais qui lui paraît suffisante, à lui.
» La première victime a été Robert de Courçon et, à mes yeux, c’est celle qui compte, parce que c’est la seule qui puisse nous fournir une indication.
» La rumeur publique, elle non plus, ne naît pas de rien.
— Tu te fies à l’opinion de la foule ?
— Il lui arrive de se tromper dans ses manifestations. Cependant, presque toujours, j’ai pu le constater au cours des années, il existe une base sérieuse. Je dirais que la foule a un instinct…
— De sorte que c’est bien Alain…
— Je n’en suis pas là. Quand Robert de Courçon a été tué, la population a fait un rapprochement entre les deux maisons de la rue Rabelais et, à ce moment-là, il n’était pas encore question de folie. Le meurtre de Courçon n’était pas nécessairement l’œuvre d’un fou ou d’un maniaque. Il a pu y avoir des raisons précises pour que quelqu’un décide de le tuer, ou le fasse dans un mouvement de colère.
— Continue.
Chabot ne luttait plus. Maigret aurait pu lui dire n’importe quoi et il aurait approuvé. Il avait l’impression que c’était sa carrière, sa vie, qu’on était en train de détruire.
— Je ne sais rien de plus que toi. Il y a eu deux autres crimes, coup sur coup, tous les deux inexplicables, tous les deux commis de la même façon, comme si l’assassin tenait à souligner qu’il s’agissait d’un seul et même coupable.
— Je croyais que les criminels s’en tenaient généralement à une méthode, toujours la même.
— Je me demande, moi, pourquoi il était si pressé.
— Si pressé de quoi ?
— De tuer à nouveau. Puis de tuer encore. Comme pour bien établir dans l’opinion qu’un fou criminel courait les rues.
Cette fois, Chabot releva vivement la tête.
— Tu veux dire qu’il n’est pas fou ?
— Pas exactement.
— Alors ?
— C’est une question que je regrette de n’avoir pas discutée plus à fond avec Alain Vernoux. Le peu qu’il nous en a dit me reste dans la mémoire. Même un fou n’agit pas nécessairement en fou.
— C’est évident. Sinon, il n’y en aurait plus en liberté.
— Ce n’est pas non plus, a priori, parce qu’il est fou qu’il tue.
— Je ne te suis plus. Ta conclusion ?
— Je n’ai pas de conclusion.
Ils tressaillirent en entendant le téléphone. Chabot décrocha, changea d’attitude, de voix.
— Mais oui, madame. Il est ici. Je vous le passe.
Et à Maigret :
— Ta femme.
Elle disait à l’autre bout du fil :
— C’est toi ? Je ne te dérange pas au moment de déjeuner ? Vous êtes toujours à table ?
— Non.
C’était inutile de lui apprendre qu’il n’avait pas encore mangé.
— Ton patron m’a appelée il y a une demi-heure et m’a demandé si tu rentrais sûrement demain matin. Je n’ai pas su que lui répondre, car quand tu m’as téléphoné, tu ne paraissais pas certain. Il m’a dit, si j’avais l’occasion de te téléphoner à nouveau, de t’annoncer que la fille de je ne sais quel sénateur a disparu depuis deux jours. Ce n’est pas encore dans les journaux. Il paraît que c’est très important, que cela risque de faire du bruit. Tu sais de qui il s’agit ?
— Non.
— Il m’a cité un nom, mais je l’ai oublié.
— Bref, il veut que je rentre sans faute ?
— Il n’a pas parlé comme ça. J’ai cependant compris que cela lui ferait plaisir que tu prennes toi-même l’affaire en main.
— Il pleut ?
— Il fait un temps merveilleux. Que décides-tu ?
— Je ferai l’impossible pour être à Paris demain matin. Il doit bien y avoir un train de nuit. Je n’ai pas encore consulté l’indicateur.
Chabot lui fit signe qu’il existait un train de nuit.
— Tout va bien à Fontenay ?
— Tout va bien.
— Fais mes amitiés au juge.
— Je n’y manquerai pas.
Quand il raccrocha, il n’aurait pas pu dire si son ami était désespéré ou enchanté de le voir partir.
— Tu dois rentrer ?
— Pour bien faire.
— Il est peut-être temps que nous nous mettions à table ?