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— Il passait ici chaque jour. C’était un homme qui voulait tout voir par lui-même.

Son visage était neutre, sans expression, et sa voix elle-même n’avait aucune inflexion.

— Puis-je vous demander si vous lui connaissiez des ennemis ?

— Je ne lui en connaissais pas.

— C’était un homme important et, au cours de son ascension, il a dû se montrer dur vis-à-vis de certains.

— Je l’ignore.

— J’ai appris aussi qu’il était très porté sur les femmes.

— Je ne m’occupais pas de sa vie privée.

— Où était son bureau ?

— Ici, en face de moi.

— Il y venait avec sa secrétaire particulière ?

— Non. Le personnel de l’avenue de l’Opéra suffit.

Il ne se donnait pas la peine de sourire, ni d’exprimer un sentiment quelconque.

— Il y a longtemps que vous êtes avec lui ?

— Je travaillais pour lui alors que ces bureaux n’existaient pas encore.

— Quelle était, avant, votre profession ?

— Conseiller financier.

— Je suppose que vous vous occupiez de ses déclarations de revenus ?

— Entre autres.

— Est-ce vous qui, maintenant, allez le remplacer ?

Maigret dut se moucher à nouveau et il sentit la sueur perler à son front.

— Je vous demande pardon...

— Prenez votre temps. Il m’est difficile de répondre à votre question. L’affaire n’est pas en société anonyme mais, propriété de M. Chabut, elle devient, à défaut de testament contraire, la propriété de sa femme.

— Vous êtes en bons termes avec elle ?

— Je la connais peu.

— Vous étiez le bras droit d’Oscar Chabut ?

— Je m’occupais de la vente et des dépôts. Nous avons plus de quinze mille points de vente en France. Quarante employés travaillent ici et une vingtaine d’inspecteurs sillonnent la province. Quant au département de Paris et de la banlieue, il occupe d’autres bureaux au-dessus de ceux-ci. C’est là aussi qu’on dirige la publicité et les ventes à l’étranger.

— Combien de femmes dans votre personnel ?

— Pardon ?

— Je demande combien employez-vous de femmes ou de jeunes filles ?

— Je l’ignore.

— Qui les choisissait ?

— Moi.

— Oscar Chabut n’avait pas son mot à dire ?

— Pas ici, sur ce chapitre en particulier.

— Il ne faisait la cour à aucune ?

— Je ne me suis aperçu de rien de semblable.

— Si je comprends bien, vous êtes l’homme important de tous les services de vente ?

Il se contenta de répondre d’un battement de paupières.

— Il est donc probable que vous conserverez votre poste et qu’en outre vous prendrez la direction du quai de Charenton ?

Il ne broncha pas, resta impassible.

— Des membres du personnel pourraient-ils avoir à se plaindre de leur patron ?

— Je l’ignore.

— Je suppose que vous désirez voir le meurtrier arrêté ?

— C’est évident.

— Jusqu’ici, vous ne m’êtes pas très utile.

— Je le regrette.

— Que pensez-vous de Mme Chabut ?

— C’est une femme très intelligente.

— Vous vous entendiez bien avec elle ?

— Vous m’avez déjà posé une question à peu près semblable. Je vous ai répondu que je la connaissais peu. Elle ne mettait pratiquement pas les pieds ici et je ne fréquentais pas la place des Vosges. Je ne suis pas l’homme des dîners et des soirées en ville.

— Chabut avait une vie mondaine active ?

— Sa femme vous le dira mieux que moi.

— Vous savez s’il existe un testament ?

— Je l’ignore.

Maigret avait la tête qui lui tournait un peu et il sentait bien que cet entretien ne le mènerait nulle part. Louceck était décidé à se taire et il se tairait jusqu’au bout.

Le commissaire se leva.

— J’aimerais que vous me fassiez parvenir au quai des Orfèvres le nom et l’adresse de toutes les personnes qui travaillent ici ainsi que leur âge.

Louceck resta imperturbable et se contenta d’incliner légèrement la tête. Il avait appuyé sur un bouton et une jeune femme ouvrait la porte, prête à reconduire ses visiteurs jusqu’au palier. Avant de remonter en voiture, Maigret pénétra dans un bar et but un verre de rhum. Il espérait que cela lui ferait du bien. Lapointe se contenta d’un jus de fruit.

— Qu’est-ce que nous faisons ?

— Il est près de midi. Trop tard pour nous rendre place des Vosges. Rentrons au bureau. Nous mangerons ensuite un morceau à la brasserie Dauphine.

Il entra dans la cabine téléphonique, demanda son numéro boulevard Richard-Lenoir.

— C’est toi ? Qu’est-ce que tu as à déjeuner ? Non, je ne rentrerai pas mais garde-la moi pour ce soir. Je sais que j’ai la voix un peu cassée. Depuis une heure, je n’arrête pas de me moucher. À ce soir...

Il était d’assez mauvaise humeur.

— Tout le monde avait plus ou moins de raisons de souhaiter sa disparition. Cependant, une seule personne a poussé son envie jusqu’au bout et lui a tiré dessus. Les autres sont innocents mais, tout innocents qu’ils soient, on dirait qu’ils essayent de nous mettre des bâtons dans les roues plutôt que de nous aider. Sauf peut-être cette drôle de Sauterelle qui ne pèse pas chacune de ses phrases et qui semble répondre sincèrement aux questions. Qu’est-ce que tu penses d’elle ?

— Elle est drôle, comme vous dites. Elle regarde la vie bien en face et ne s’en laisse pas conter.

Le rapport du médecin légiste était sur le bureau de Maigret. Il comportait plus de quatre pages bourrées de termes techniques et deux croquis montrant l’impact des balles. Deux avaient atteint l’abdomen, une la poitrine et la quatrième avait pénétré un peu plus bas que l’épaule.

— Pas de téléphone pour moi ?

Il se tourna vers Lucas.

— Tu as envoyé le rapport au cabinet du procureur ?

Il s’agissait de l’interrogatoire de Stiernet.

— Dès ce matin à la première heure. Je suis même descendu le voir au Dépôt.

— Comment est-il ?

— Paisible. Je dirais même serein. Cela ne le gêne pas d’être enfermé et il ne se fait pas de mauvais sang.

Un peu plus tard, Maigret et Lapointe pénétraient à la brasserie Dauphine. Il y avait deux avocats en robe ainsi que trois ou quatre inspecteurs qui n’appartenaient pas à la brigade de Maigret mais qui le saluèrent. Ils passèrent dans la salle à manger.

— Qu’avez-vous, aujourd’hui ?

— Vous allez être content : de la blanquette de veau.

— Qu’est-ce que vous pensez du vin des Moines ?

Le patron haussa les épaules.

— Ce n’est pas plus mauvais que le vin qu’on vendait autrefois au litre. Un mélange de différents vins du Midi et de vin d’Algérie. Les gens, aujourd’hui, préfèrent une bouteille avec une étiquette et un nom plus ou moins ronflant.

— Vous en tenez ?

— Non, bien sûr. Je vous sers un petit Bourgueil ? Il ira parfaitement avec la blanquette.

L’instant d’après Maigret tirait son mouchoir de sa poche.

— Ça y est ! Dès que je me trouve dans une pièce chauffée, cela commence.

— Pourquoi n’allez-vous pas vous coucher ?

— Tu te figures que je me reposerais ? Je n’arrête pas de penser à ce Chabut. On dirait qu’il a tout fait pour nous compliquer la vie.

— Que pensez-vous de sa femme ?

— Encore rien. Hier soir, je l’ai trouvée séduisante et très maîtresse d’elle-même, en dépit des événements. Peut-être un peu trop maîtresse d’elle-même. Il semble que, vis-à-vis de son mari, elle se faisait protectrice. La femme indulgente. Nous la verrons tout à l’heure. Peut-être me fera-t-elle changer d’avis. Je me méfie toujours des êtres trop parfaits.

La blanquette était onctueuse à point, la sauce d’un jaune doré, très parfumée. Ils prirent chacun une poire, puis du café et, peu après deux heures, ils pénétraient dans l’immeuble de la place des Vosges.