— Il est une règle qui dit qu’un réfugié politique ne peut habiter à moine de cent kilomètres de la frontière de son pays d’origine. Ici, vous transgressez fortement cette loi, puisque la Yougoslavie n’est qu’à quelques kilomètres.
Ils eurent l’impression qu’elle était soulagée.
— Vous voulez dire qu’il me faudra partir ?
— Oui, sous quarante-huit heures certainement.
La jeune femme inclina la tête.
— Bien. On dois-je aller ?
L’un et l’autre furent frappés par cette résignation et cette bonne volonté. Luigi de Megli paraissait assez embarrassé.
— C’est en faisant un contrôle des étrangers que nous avons relevé votre nom. Vous n’êtes absolument pas soupçonnée d’activités politiques et la police locale n’a pas à se plaindre de vous. Nous allons demander des instructions détaillées avant de vous préciser ce que vous devez faire. Vous travaillez ici et avez un logement. Il vous sera peut-être dur de quitter tout cela ?
Elle sourit doucement.
— J’ai aussi quitté mon pays et mon emploi.
— Que faisiez-vous là-bas ?
— J’étais médecin.
Luigi baissa les yeux vers son carnet et ils restèrent silencieux tous les trois, troublés par ce que le mot évoquait. Serge Kovask regardait les longs doigts de la jeune femme. Ils avaient dû être très élégants autrefois avant de former, notamment le pouce et l’index, une sorte de spatule durillonnée.
— Ici, je n’ai pas le droit d’exercer.
— En quoi consiste votre travail ? demanda Kovask en s’efforçant de dissimuler son accent.
— Je monte tout le petit appareillage, là on, paraît-il, il faut les doigts d’une femme, répondit-elle avec une imperceptible amertume. Mais tout de suite elle se hâta d’ajouter :
— Je ne me plains pas et je me plaisais même ici.
Luigi décida d’aller plus loin, espérant que son collègue américain serait d’accord :
— N’avez-vous jamais été contactée par des organisations politiques, voire par des individus aux intentions louches ?
Il ajouta précipitamment :
— Je ne veux pas dire, intéresses par votre qualité de femme.
Rosa sourit.
— Des exilés ont essayé de m’entraîner dans leur cercle, mais ces réunions sont tristes. Je n’y suis allée qu’une fois. Pour le reste, je ne vois pas ce que vous voulez dire.
Kovask, désireux de montrer son accord à l’Italien, précisa lui-même :
— Les chantiers de l’Adriatique travaillent pour la défense nationale italienne. Vous ne l’ignorez pas ?
— Non. Nous sommes étroitement surveillés par les gardiens.
— Ne vous a-t-on jamais demandé des précisions sur les constructions en cours ?
Elle réfléchit. Son visage avait retrouvé son calme et elle était vraiment belle.
— Non. D’ailleurs n’importe qui peut avoir une idée de ce qui se passe sur les chantiers.
— Certains détails sont gardés secrets par les promoteurs. N’a-t-on jamais essayé de vous faire parler ?
— Des voisins, des relations. Mais rien de grave.
Les deux hommes se levèrent.
— Dois-je me tenir prête à quitter les lieux sous quarante-huit heures ? demanda-t-elle.
Les deux hommes se regardèrent.
— Oui, répondit Luigi, mais ne donnez aucun congé, ni à votre propriétaire, ni à votre employeur.
— Bien, dit-elle. Je ferai selon vos conseils.
Ce ne fut que dans la voiture qu’ils échangèrent leurs réflexions, tout en roulant vers leur hôtel.
— Je la crois innocente, dit Luigi. Mais, ce n’est qu’une intuition. Avec tout ce qu’elle a vécu elle peut être devenue une parfaite comédienne dans l’art de la dissimulation.
— De toute façon il lui faudra prendre une décision durant ces quarante-huit heures. Nous avons besoin du chef de la police pour la faire filer.
Luigi rangeait la Giulietta devant leur hôtel.
— Nous essayerons de le trouver à l’heure de la sieste.
Sacchi avait les yeux lourds de sommeil, lorsqu’ils furent introduits dans son bureau.
— Vous avez du nouveau ?
— Pas grand-chose. Nous avons besoin de vous pour surveiller la Yougoslave à la sortie des chantiers ce soir.
Le policier les regardait l’un et l’autre avec curiosité.
— Et Galtore ?
— Nous allons nous en occuper, dit de Megli, Sacchi hésita puis sortit un papier d’un tiroir.
— Ce matin, après votre départ, je me suis permis de me livrer à une petite enquête auprès du propriétaire de notre individu.
Il se gratta la gorge avec une certaine gêne, car ses visiteurs lui opposaient des visages fermés.
— Il paraît qu’il se livre chez lui à des expériences. Il dispose de tout un matériel qu’il commande, chaque fin de mois, à Rome, dans une maison spécialisée. Le propriétaire reçoit les colis, et un jour Galtore s’est fâché parce que le contenu avait été brisé.
Il eut un rire gêné.
— Le propriétaire craint même qu’il ne fasse exploser la maison, un de ces jours.
De Megli se pencha en avant.
— J’espère que vous n’avez pas demandé à visiter son logement ? Si notre homme est suspect, il doit être sur ses gardes et disposer des indices lui permettant de savoir si quelqu’un est entré chez lui.
Sacchi protesta en levant les bras vers le plafond.
— Non, bien sûr. Je connais l’importance de cette affaire et je ne voudrais pas en compromettre la conclusion.
Les deux hommes n’en étaient pas tellement persuadés, et en sortant de Megli murmura, les dents serrées :
— Quel imbécile ! Si jamais l’autre se doute de quelque chose…
— Espérons qu’il ne revient pas à midi et qu’il déjeune à la cantine.
Le même soir ils procédèrent pour Giovanni Galtore comme pour Rosa Choumanik. Le technicien en isolation thermique et acoustique habitait au-dessus d’un petit café. Sa chambre était au deuxième étage et on y accédait par un corridor qui s’ouvrait à côté de l’ostéria.
— Dernière fenêtre à gauche, dit de Megli. Un instant.
Il sortit de la voiture et revint le visage soucieux.
— Une sorte de lucarne donne sur le toit de la maison voisine qui n’a qu’un étage. Facile de filer par là, de descendre dans les cours arrière et d’atteindre les champs. Il ne faudrait pas qu’il se débine.
— Allons nous planquer un peu plus loin. La voiture est un peu trop voyante dans le coin. Nous pénétrerons dans l’immeuble derrière lui, et ne lui laisserons pas le temps de réaliser.
À six heures, ils commençaient de s’inquiéter sérieusement.
— Même en scooter, il lui faut à peine dix minutes. À moins qu’il ne soit allé se baigner ou faire un tour dans la campagne.
Un quart d’heure plus tard, alors qu’ils allaient démarrer pour avertir le chef de la police, Giovanni arriva avec son scooter. Il ne fit pas attention à eux, poussa l’engin dans le corridor.
— Allons-y, dit Kovask.
Une fois dans le couloir, ils purent entendre les marches craquer sous le poids d’un homme pressé.
— Vite ! dit Kovask.
Ils escaladèrent l’étroit escalier, arrivèrent au deuxième palier comme une porte se refermait. L’Américain alla frapper, tournant en même temps la poignée.
Galtore était au milieu de la pièce en train d’ôter son blouson de toile. Il pivota sur ses talons, ouvrit la bouche, puis soudain vif comme la foudre fonça vers la porte de la petite cuisine. Le lieutenant commander se rua également en avant, poussant devant lui la petite table centrale qui vint heureusement à point pour bloquer la porte de la cuisine. Kovask se laissa glisser dessus, attrapa le technicien à bras-le-corps. Il se débattait comme un beau diable, frappant maladroitement.