Il sourit.
— Je viens d’étudier la combustion spontanée de chiffons imbibés d’huile de lin, puis d’huile de coton. C’est assez sensationnel comme résultat. Je me suis passionné pour ces phénomènes-là.
— Vous devez avoir un appareil de Mackey aux chantiers, plusieurs même ?
— Bien sûr, mais dans le laboratoire. Je n’y ai guère accès. J’ai été très heureux lorsque le signore Montale m’a fait savoir qu’il pouvait m’en procurer un pour un prix très réduit.
L’espion avait trouvé l’homme idéal pour ses besognes de sabotage. Un naïf, passionné par son métier et la chimie, et qu’un chantage assez ignoble pouvait transformer, du jour au lendemain, en dangereux destructeur. Il suffisait de glisser quelques substances aussi dangereuses que l’huile de coton, ou même de pépins de raisins, dans les panneaux isolants phoniques ou thermiques pour obtenir autant de foyers de chaleur, peut-être incapables de communiquer le feu à tout le navire, mais suffisants certainement pour détériorer les circuits électriques par exemple. Un rien, capable d’immobiliser un bateau pendant les mois que nécessiteraient le repérage et l’élimination. Un travail facile et discret pour le saboteur.
— Mais, dit Kovask, puisque vous utilisez du matériau qui isole les cabines de la chaleur par exemple, ce matériau est lui-même ignifugé ?
— Bien sûr, répondit Galtore heureux de faire montre de son savoir. Il l’est à quatre-vingts, quatre-vingt-cinq pour cent, mais c’est un maximum. Mettons que, pour une raison quelconque, de l’huile de lin soit entrée dans sa fabrication, ce qui n’est pas du tout impossible, et que, par hasard, cette substance soit dans une zone non protégée. Il y a toujours une circulation d’air dans ces panneaux, ce qui favorise l’oxydation. Le point en question deviendra thermogène et, bien que lentement, se développera avec une fumée presque invisible et une odeur à peine perceptible. Et, sur un cargo, par exemple, on ne s’affole pas pour une odeur ou une vapeur, comme sur un transatlantique.
Il leur fournissait l’explication que l’un et l’autre avaient imaginée.
— En isolation, on tend vers la perfection, mais si on s’en rapproche on ne l’atteindra pratiquement jamais.
Il se tut et les regarda avec inquiétude. Les deux inconnus s’étaient intéressés à son travail, lui avaient posé bon nombre de questions. En somme, ils lui avaient fait passer une sorte de test et ils avaient l’air satisfait. Peut-être, signaleraient-ils dans leur rapport qu’il se comportait comme un homme absolument normal, sain d’esprit.
— Ce signore Montale, dit Kovask, serait pour vous un témoin de bonne santé mentale si nous pouvions obtenir une entrevue avec lui ?
Giovanni Galtore parut quelque peu ennuyé et s’agita un peu, marchant dans la pièce, les regardant avec reproche.
— Qu’y a-t-il ?
— Le signore m’a recommandé la discrétion. Il ne peut faire évidemment, pour tous les élèves, ce qu’il a fait pour moi. Il m’a recommandé la plus grande discrétion dans nos rapports, exigeant même que je ne cite jamais son nom.
— C’est compréhensible, dit Kovask tout en se demandant comment on pouvait être aussi niais. Il fallait que le garçon ait gardé de son séjour en asile psychiatrique le goût du mystère et de la dissimulation, pour ne pas s’étonner des précautions exigées par le directeur de l’agence locale de la T.A.S.A.
Kovask abonda même dans son sens.
— Je vous propose d’attendre la visite du signore Montale. Comme je le connais, nous pourrons nous rencontrer accidentellement. Monfalcone n’est pas une grande ville, et il n’y aura rien d’extraordinaire à cela. Nous pourrons ensuite l’amener à témoigner en votre faveur.
Le technicien réfléchissait, les yeux mi-clos, le visage énigmatique.
— Il nous faudra malgré tout connaître le jour exact. Croyez-vous qu’il vous téléphone ou vous écrive ?
— Je ne sais pas encore, dit Galtore. Peut-être, un petit mot. Il m’a laissé entendre qu’il avait à m’entretenir de choses très importantes.
Pardi ! Ni l’un ni l’autre n’en doutaient. À cause du coup manqué aux chantiers Scafola à Gênes, Ugo Montale voulait précipiter les choses. Il allait placer le couteau sous la gorge maigre de Giovanni Galtore.
— Demain, je devrais avoir des nouvelles, dit-il. Je mange à la cantine des chantiers, mais je viendrai faire un tour ici, entre midi et deux heures, voir s’il n’y a pas de courrier.
— Sinon, il vous téléphone aux chantiers ?
— Non, car en principe, c’est défendu. Le bistrot du bas a le téléphone et le signore Montale connaît mes heures de travail.
Kovask fit un signe discret à de Megli. Ils n’avaient plus rien à faire ici.
— Nous vous accordons un sursis de quelques jours. Le témoignage de cet homme que je connais serait très intéressant pour vous. Il y aura également celui de votre chef direct et, évidemment, l’examen de deux médecins assermentés. N’oubliez pas que ces deux accidents au cours desquels votre attitude fut pour le moins étrange, ont laissé quelques souvenirs dans l’esprit des gens.
Galtore hochait lentement la tête, tandis que sa pomme d’Adam allait et venait le long de son cou d’adolescent.
— Bien sûr, dit-il. Il m’arrive d’en avoir encore des cauchemars. Je me suis comporté comme un imbécile, mais j’avais une telle peur d’être reconnu et réclamé par le directeur de Ronco.
Le jour était encore clair, lorsqu’ils rejoignirent la Giulietta. Des tas de gens s’étaient installés sous les platanes pour prendre le frais et la terrasse du petit bistrot débordait largement sur la rue.
— Croyez-vous qu’on puisse être naïf à ce point, fit de Megli en actionnant le démarreur. Je me demande s’il ne nous a pas monté un bateau magnifique.
— Je ne crois pas, répondit Kovask, mais nous allons le faire surveiller. Il faut que Sacchi se distingue, interception du courrier et ligne d’écoute sur le téléphone du petit café. Je pense que deux hommes ne seront également pas de trop pour surveiller son domicile.
— Essayons de le trouver à son bureau. L’homme de garde leva les bras aux cieux en les voyant arriver au commissariat.
— Vous n’avez pas rencontré le commissaire ? Il vous cherche.
— Peut-être nous attend-il à l’hôtel. Téléphonez-lui.
Ils attendirent que le policier ait raccroché. Il avait pu obtenir son chef à l’autre bout du fil.
— Que se passe-t-il ?
— Je ne sais pas, mais ça paraît important. Très agité Sacchi pénétra dans le local et les entraîna dans son bureau, laissant dans son sillage une odeur de vermouth et de transpiration.
— Eh bien, asseyez-vous ! Vous étiez chez Galtore ? Savez-vous qui est allé le voir tout à l’heure et n’a pas osé rentrer en entendant des voix ?
— Non.
— Rosa Choumanik. Elle est sortie de chez elle peu de temps après son retour du travail, et mon homme l’a suivie. Elle a fait semblant de se diriger vers la campagne, puis a filé par les chemins creux qui entourent la ville. Mon homme l’a vue pénétrer chez Galtore, en ressortir moins d’une minute après, comme si elle avait le feu aux trousses.
Il reprit son souffle et alluma une cigarette en s’épongeant le front.
— Extraordinaire, hein ?
— Oui, dit Kovask.
Qu’y avait-il entre cette femme à la personnalité troublante et très belle, et cet ancien pensionnaire d’un asile psychiatrique, au comportement étrange, être sans grâce et à l’équilibre mental assez instable ?