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— Prenez-vous d’habitude ce trajet ?

— Quelquefois. Lorsque je crains d’être bloqué viale Fantuzzi.

Le lieutenant commander prit le cendrier sur la tablette et le déposa sur le lit à portée de la main du malade.

— Une chance pour vous de n’avoir tué personne.

— L’endroit est assez désert.

— La maison est en ruines ?

Bruno Fordoro cligna des yeux tout en évitant de le regarder.

— C’est ce qu’on m’a dit.

— Vous ne le saviez pas ?

— Non. Je ne l’avais jamais bien remarqué.

— Vous rouliez vite ?

— Quatre-vingts. Kovask hocha la tête.

— Beaucoup, pour une petite voiture, en effet. Je suppose qu’elle est inutilisable ?

— Elle a bien du mal en effet.

Depuis son entrevue avec la jeune femme, Kovask remuait une vague idée.

— Qu’avez-vous fait le soir et la nuit qui ont précédé cet accident ?

Bruno Fordoro ne répondait pas. Il fixait les vitres dépolies de la fenêtre.

— Ne vous en souvenez-vous pas ?

— Je suis allé chercher ma femme à son bureau et nous avons mangé en ville. Nous ne sommes rentrés que très tard. C’est peut-être pourquoi je n’avais pas de bons réflexes ce jour-là.

Le triomphe de Kovask se teinta de pitié. Décidément, le chimiste n’avait pas de chance. Il croyait se justifier et ne réussissait qu’à s’enfoncer.

— Vous vous êtes brisé la cheville ?

— Oui. Le tibia. Une fracture franche. Kovask se leva.

— J’ai rencontré votre femme à midi, alors qu’elle sortait du travail.

Pour la première fois l’homme le regarda droit dans les jeux, essaya de savoir quelque chose.

— Elle ne viendra pas cet après-midi, dit encore Kovask.

Le visage de l’homme se contracta et Kovask crut qu’il allait se mettre à pleurer.

— Elle vous l’a dit ?

— Je croyais la rencontrer ici, mais elle avait d’autres occupations prévues.

Il se dirigea vers la porte, se retourna une dernière fois.

— Vous n’avez plus rien à me dire ? Fordoro était ailleurs. Ses yeux fixaient le plafond. Kovask fut tenté de prononcer quelques paroles apaisantes, mais ouvrit la porte et sortit avec soulagement, comme après une rude corvée. Était-ce une solution que d’utiliser la mésentente du couple ? Depuis le matin il provoquait les gens, essayait de les faire sortir de leur apparente tranquillité. Cesare Onorelli, d’abord. Piètre Galli, l’ingénieur, s’était hérissé de lui-même sans beaucoup de peine. Emma Fordoro n’avait pas paru apprécier sa visite et son mari se morfondait de jalousie sur son lit.

Durant le repas il avait recherché l’adresse de la T.A.S.A. sur l’annuaire. Il prit un taxi non loin de la clinique pour s’y rendre. En route, il pensa que, si sabotage il y avait, ce dont il était presque certain, toutes ces allées et venues finiraient par alerter les coupables. D’ici peu, selon le degré de formation de ces derniers, ils auraient une réaction, soit de panique, soit d’agressivité. Le pire serait évidemment qu’il ne se produise rien.

L’agence de la T.A.S.A. était installée au deuxième étage d’un building moderne de la rue du vingt-cinq avril. Comme l’y invitait la plaque, il entra sans frapper. La réception n’était qu’un bureau séparé par une banque en acajou. Une porte s’ouvrit sur la droite, et un homme d’une quarantaine d’années grand et solide vint à lui d’une démarche assurée. Des lunettes, cheveux noirs coupés courts, visage énergique mais souriant, il avait tout de l’homme d’affaires sportif.

— Signore ?

Kovask eut l’impression que l’homme l’attendait. Emma Fordoro peut-être.

— Je viens pour une affaire assez particulière, dit le lieutenant commander. Avez-vous entendu parler de l’affaire ELBA ?

— Bien sûr, ma secrétaire est mariée à un chimiste des chantiers où on le construit.

Très à l’aise il attendait la suite, les deux mains dans les poches de son pantalon.

— Fordoro a suivi des cours de votre école. Je voudrais savoir lesquels.

L’autre accentua son sourire.

— Ce n’est pas un secret professionnel. Venez, nous allons compulser mes dossiers.

Il ouvrit le passage dans la banque, passa devant Kovask pour rejoindre son bureau.

— Bruno a payé comptant. Il doit se trouver dans ce classeur.

— Vous le connaissez personnellement ?

— Bien sûr. Je sais qu’il a suivi des cours de chimie, mais j’ignore exactement lesquels.

Tout de suite, il eut la fiche en main et la lut en hochant la tête.

— Voilà, chimie des colorants et des matières plastiques. Notre enseignement est très poussé et nous arrivons à avoir des sous-divisions très nombreuses pour une seule rubrique. Ainsi en chimie…

— C’est vraiment tout ce qu’il a demandé comme cours ?

— Oui, je ne vois rien d’autre. Il les a suivis avec application, car il a passé un examen il y a quelques mois…

Kovask sortit ses cigarettes.

— Merci, fit l’autre, mais je ne fume pas. Toutefois je vous en prie ne vous gênez pas pour moi.

Kovask rejeta doucement sa fumée.

— J’avais l’impression que le signore Fordoro avait suivi des cours de technicien diesel.

Une idée qui lui était venue brusquement. Elle pourrait expliquer bien des choses obscures. Le directeur de l’agence alla remettre la fiche en place dans un silence total. Seuls, ses souliers claquèrent sur le marbre de revêtement.

— Technicien diesel ?

Il referma le tiroir de son classeur, se retourna lentement.

— Non, rien de tel dans mes fiches.

Les deux hommes se regardaient maintenant. Kovask avait la certitude que son temps n’avait pas été perdu. Sa dernière question avait touché le directeur de l’agence, bien qu’il s’efforçât de n’en rien laisser paraître.

— À quel titre m’avez-vous posé toutes ces questions ? dit l’Italien avec beaucoup d’amabilité.

— Je fais une enquête pour les Lloyds. Je suis spécialiste de ces questions d’incendie dans les chantiers, qu’ils soient maritimes, industriels ou autres. La cause exacte de cet incendie n’a pas été fermement établie par la police. Nous essayons toujours d’aller jusqu’au fond des choses.

— Les Lloyds ? Bien sûr. Et quel est votre nom ?

Kovask le lui dit et ajouta :

— Je m’excuse, mais j’ignore le vôtre.

— Ugo Montale. Je reste évidemment à votre disposition pour toute autre question que vous voudriez me poser par la suite.

— Je vous remercie. Je compte en effet rester quelques jours à Gênes. Au fait, tout à fait entre nous, que pensez-vous de Bruno Fordoro ?

L’homme se raidit visiblement.

— Nous sommes très liés. Je ne peux vous répondre et vous comprendrez pourquoi.

Kovask sourit et prit congé. Si Emma avait un amant, il n’était pas besoin de chercher ailleurs.

Quand il arriva aux chantiers de la Scafola, il était un peu plus de quatre heures. Le ciel se nettoyait au-dessus de la mer et le soleil commençait de chauffer.

Cesare Onorelli avait quitté son imperméable et arborait avec satisfaction son étui à revolver.

— Bonsoir, signore, du nouveau ?

— Peut-être. Est-ce qu’on a rappelé l’ingénieur chimiste ?

— Gérard Parent ? Il est en congé en France et on a du mal à le contacter.

— Il ne reste donc que l’aide chimiste ?

— Ben, oui.

Kovask marchait lentement vers l’intérieur du chantier. Une pièce énorme traversait une partie de la cale sèche, suspendue au pont roulant principal. Le chef des vigiles avait réglé son pas sur le sien, respectueux et attentif. Il avait dû réfléchir aux dernières paroles de l’agent américain de l’O.N.I.