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Il y eut comme cela trois vagues successives, puis le vent parut se reposer un instant. Le silence fut presque parfait, un peu inquiétant. Enfin, le bois s'ébroua, les sapins ondulèrent et le bruit reprit. Alors seulement, Robert baissa les yeux et regarda la vieille. Mais la forme noire n'avait plus des contours aussi nets, parfois elle se brouillait, comme si le nuage gris des carrières eût remonté jusqu'ici le cours du vent. Et dans cette brume, passait l'ombre imprécise du père Paillot poussant les wagonnets chargés de pierre fumante.

9

À plusieurs reprises, le patron avait dû crier. Robert laissait prendre le ciment dans la caisse à gâcher, n'apportait pas les pierres assez vite; et, chaque fois qu'il sortait du bassin pour aller chercher un outil ou des matériaux, il s'attardait à observer le fond de la vallée.

Malgré tout, à midi et demi, la murette éboulée était remontée et ils allèrent se laver les mains au puits de la cour.

- On va tâcher de trouver un coin abrité pour casser la croûte, dit le patron.

Robert enfila sa veste, prit le panier, et ils se dirigèrent vers le cabanon. Quelques mètres plus bas, ils découvrirent une petite dépression de terrain. Au fond et tout autour, l'herbe n'avait pas été fauchée. Ils s'installèrent là, le dos contre le talus.

- Comme dans un fauteuil, remarqua le patron. Et j'espère qu'après manger tu seras un peu plus en forme. Ma parole, pour être toujours dans la lune comme ça, faut que tu aies une fille qui te trotte par la tête!

Une fois assis, ils ne voyaient plus, en face d'eux, que le sommet de la montagne jusqu'au milieu du Bois Noir. Tout le bas du coteau et le fond du val étaient cachés par le pli de terrain. Le vent passait au-dessus d'eux, agitant les herbes sèches d'où les graines s'envolaient. De temps à autre, il semblait s'arrêter, pour se laisser tomber dans le fond de leur trou. C'était alors comme une gifle tiède qui plaquait au sol des feuilles mortes et les papiers qu'ils avaient tirés du panier.

Robert mangeait lentement, les yeux mi-clos, le regard un peu flou posé à l'endroit où le ciel touchait la montagne. La crête boisée ondulait, les nuages roulaient au ras des feuillages, s'étiraient, changeaient de forme et s'ouvraient par endroits pour laisser apparaître un coin de ciel bleu. Une tache de lumière se formait alors sur un point de la terre, courait de pré en labour, de bois en friche, plaquant au sol des ombres dures, traversait la vallée en quelques minutes pour disparaître en direction du nord. Parfois, elle passait au-dessus de la Combe-Calou, et réchauffait un instant le bas-fond où se trouvaient les deux hommes.

Tout en mangeant, le patron parlait. Il parlait du travail, des prix du fer ou du plomb et des clients qui se font toujours tirer l'oreille pour régler les factures. Parfois, il s'énervait tout seul, à d'autres moments, il se mettait à rire. Par habitude, Robert riait, sans avoir écouté. Quand le patron le prenait à témoin, il approuvait d'un mot ou d'un signe de tête. À un certain moment, le patron parla des cours d'apprentissage.

- Est-ce que tu fais tes devoirs, au moins? demanda-t-il.

- Bien sûr. Bien sûr.

- Faudra me montrer tes cahiers que je voie un peu s'ils ne vous racontent pas trop de conneries.

Robert n'avait pas ouvert un cahier depuis le dernier cours. Il y pensa un instant, mais déjà le patron parlait d'autre chose. Robert s'efforça de suivre ce qu'il disait, mais sa pensée était ailleurs. Elle allait de Christophe à Serge et suivait la vieille route jusqu'à l'embranchement du chemin des Froids.

Sur cette route, il y avait toujours la mère Vintard qui avançait lentement, cassée en deux et appuyée sur son bâton. Robert la suivait. Il retrouvait chaque détail du chemin. À chaque bouquet d'arbres il attendait, guettant l'instant où la vieille sortirait. Enfin, elle arrivait à l'endroit où la route disparaît au pied des grandes friches. Et là, chaque fois, Robert la retrouvait à l'endroit précis où il l'avait aperçue le matin. Elle marchait, s'arrêtait, posait son panier, portait sa main à ses reins, et repartait. Ainsi, vingt fois peut-être, le manège recommença.

Robert secoua la tête, passa sa main sur ses yeux et s'efforça de fixer sa pensée sur autre chose. Il revit les têtards et les salamandres partant avec la vase au fil de l'eau claire du ruisseau. Mais aussitôt, il se retrouva sur la route où passait la vieille. Il pensa même qu'à un quart d'heure près, il se serait trouvé là avec elle. Il y avait longtemps qu'il ne l'avait pas vue de près. Depuis le temps où, avec ses camarades d'école, il allait dans les bois, chaque jeudi. Alors, il se représenta parfaitement la ferme de la vieille, les ruines derrière, la fuite du coteau ensuite, mais il le voyait de jour, en plein soleil.

Le chien, le grand Fineau, était là. Il courait en gueulant dans l'enclos, se dressait contre le grillage, hurlait plus fort puis repartait. À son passage, les poules s'arrêtaient de picorer, le regardaient en tournant la tête par saccades, puis, dès qu'il s'était éloigné, elles se remettaient à labourer d'une patte rageuse la terre pelée. La vieille allait et venait, du bûcher à l'écurie, de la cuisine à la grange, ne s'arrêtant pour crier après son chien que s'il se plantait devant elle.

À mesure que le temps passait, tout devenait plus net. Des détails oubliés réapparaissaient un à un, mais toujours il y avait de la lumière sur tout, une lumière de plein jour, et du monde qui passait sur la vieille route ou grimpait le chemin des Froids.

Quand ils eurent fini de manger, la patron roula une cigarette, l'alluma, tira quelques bouffées puis, laissant aller sa tête contre le talus, il ramena sa casquette sur ses yeux. Quand il s'arrêta de parler, Robert se tourna vers lui. Il dormait. Alors, Robert se leva sans bruit et sortit du trou.

Dès qu'il fut debout sur le bord, il regarda la vallée. Il y avait justement une grande déchirure dans les nuages et toute une bande de ciel bleu s'allongeait au sud-ouest. Le sommet de la montagne d'en face était éclairé, quelques points du ruisseau et une partie de la vieille route aussi; mais tout le coteau des Froids était dans l'ombre. Une ombre noire, déjà épaisse, et qui s'allongeait sur Malataverne. Une ombre qui ne venait pas des nuages, mais de la montagne où la forêt s'ébrouait, roulant comme un torrent.

Robert était à présent en plein vent. Ce vent était tiède mais, pourtant, il frissonna. Il se mit à marcher à flanc de pré en direction des Ferry. Au bout d'une centaine de mètres, il aperçut un pan de toit. C'était bien la ferme avec son tilleul. Il continua et découvrit bientôt toute la maison et la cour. Là aussi, les volailles picoraient, mais c'était la seule vie. Un maigre filet de fumée blanche sortait de la cheminée, que le vent rabattait aussitôt sur le toit et emportait vers une genêtière semée de roches grises où il se perdait.

Robert s'était assis dans l'herbe. Peut-être Gilberte allait-elle sortir? En courant, il lui faudrait à peine cinq minutes pour être vers elle. D'ailleurs, si elle le voyait, elle viendrait sans doute à sa rencontre.

Il imagina leur course. Il fouilla le coteau du regard et pensa qu'ils pourraient aller jusqu'au chemin de Montfort. Là, personne ne pouvait les voir.

Mais la cour des Ferry demeurait vide et Robert regarda de nouveau vers Malataverne.

La mère Vintard venait de sortir. Elle était derrière sa maison et se dirigeait vers ses pommiers. Elle portait une corbeille. Arrivée sous les arbres, elle se mit à ramasser. Son chien l'avait suivie jusqu'à la barrière, mais elle ne l'avait pas laissé sortir et il l'attendait, couché de tout son long, le nez sous le grillage et la queue balayant le sol.