Le vent avait nettoyé l'atmosphère et chaque détail se distinguait de très loin.
En regardant la vieille, Robert sentait quelque chose se serrer en lui. Quelque chose qu'il avait déjà ressenti le matin sur la route, mais qui prenait plus de force.
Il allait s'en aller quand Gilberte apparut. Elle traversait la cour, un chaudron fumant dans la main. Robert porta ses doigts à sa bouche puis s'arrêta en pensant au patron et aux parents de Gilberte. Il se leva et se mit à courir en agitant le bras.
La petite l'avait vu. Elle posa son chaudron devant la porte de la soue, jeta un coup d'œil vers la maison et grimpa droit vers le chemin de Montfort. Robert obliqua dans cette direction.
Dès qu'ils se furent rejoints, ils se laissèrent tomber dans le pré, derrière les noisetiers qui bordent le chemin. Ils étaient essoufflés. Une minute, ils restèrent à se regarder en souriant et en respirant très fort. Puis le visage de Gilberte devint soudain grave, son front se plissa.
- Tu sais la nouvelle? demanda-t-elle.
- Quoi?
- Hier soir, ce qu'on a entendu, c'était bien des voleurs. Ils ont emmené des kilos de fromages à moitié secs de chez les Bouvier.
Robert regarda vers les Bouvier qu'on apercevait entre les branches, et il fit seulement à voix très basse:
- Ah! Tiens!
- Seulement, le plus grave, c'est pas ça.
Robert n'osait toujours pas regarder Gilberte qui poursuivit:
- Pendant qu'ils volaient, ils avaient laissé la barrière ouverte. Et une génisse est sortie, le père Bouvier n'a pas pensé à ça. Il a refermé sa barrière sans regarder. Il s'en est aperçu seulement ce matin en allant chercher ses vaches pour traire. Alors, ils se sont mis à sa recherche. Ils l'ont trouvée un peu plus haut... Crevée... toute gonflée... en plein milieu d'une luzerne!
À mesure qu'elle parlait, sa voix montait avec un tremblement de colère. Robert se tourna vers elle. Elle était rouge. Ses yeux s'étaient encore durcis.
- Tu te rends compte, dit-elle. Une génisse! Mais ils ne savent pas ce que ça vaut!... Ce matin, au marché, tout le monde ne parlait que de ça. Les Bouvier ont porté plainte. On trouvera sûrement ceux qui ont fait le coup... Ça va leur coûter cher, à ceux-là!
Robert hésita. Il fixait l'herbe, tout près de lui. Il en arracha un brin qu'il se mit à mâcher puis il dit:
- Ils ne sont peut-être pas d'ici?
- Les gendarmes pensent que si. Ils ont des doutes sur les jeunes de Sainte-Luce.
- Sur qui?
- Je ne sais pas, moi. Tu penses bien qu'ils n'ont rien dit.
Elle se tut un instant puis elle ajouta, d'une voix qui tremblait vraiment:
- En tout cas, tous les hommes des fermes sont bien décidés à faire la police, si les gendarmes ne veulent pas la faire. Et mon père dit que cette nuit, tous les fusils du canton seront chargés à chevrotines.
Robert mâchait toujours son brin d'herbe. Gilberte se tut, le regarda puis, plus calme, elle demanda:
- Qu'est-ce que tu as? Tu es pâle, on dirait que tu n'es pas bien.
Robert sentit son visage devenir soudain brûlant. Alors, brusquement, il se leva, regarda vers Combe-Calou et bredouilla:
- Si, si, ça va bien... Mais le patron va me chercher. Faut que je me sauve.
Il sauta dans le chemin, puis dans le pré en contrebas et dévala très vite.
- Tu...
Il ne comprit pas le reste de la phrase de Gilberte. Puis, comme il se retournait pour lui faire signe, elle cria:
- À ce soir!
Il agita encore la main et se remit à courir.
10
L'après-midi, Robert et son patron commencèrent à creuser la tranchée qui devait aller d'un puits situé derrière le jardin jusqu'à la maison. La terre était dure, et ils rencontraient de nombreuses roches qu'il fallait détacher en feuilles épaisses, à coups de pic et de barres à mine. Le vent avait parfois de brusques sursauts, et lorsqu'ils jetaient la terre sur le pré, la poussière leur volait dans les yeux. Le patron jurait, crachait et Robert se frottait les paupières sans rien dire.
Dans le milieu de l'après-midi, le propriétaire de la villa vint leur apporter un litre de vin. Le patron sauta hors de la tranchée.
- Allons, petit, dit-il, pose ta pioche une minute et viens trinquer.
Robert sortit à son tour. L'homme était un Lyonnais qui avait acheté cette villa pour y passer l'été. Il était grand et sec et pouvait avoir une cinquantaine d'années. Il dévisagea Robert, lui versa du vin et dit au patron:
- Vous avez un bon ouvrier. Tout à l'heure, je vous regardais de la fenêtre, il a l'air de mettre, comme on dit, du cœur à l'ouvrage.
Le patron sourit.
- C'est un bon petit gars, dit-il. Je n'ai pas à m'en plaindre, il est seulement parfois un peu dans la lune. Par exemple, cet après-midi, je ne sais pas si c'est l'effet du vent du sud, mais ma foi, il me crèverait!
L'homme s'était mis à rire.
- On prétend, dit-il, que le vent du sud excite les fous, mais ce garçon a pourtant l'air bien d'aplomb!
Le patron et Robert riaient aussi. L'homme leur offrit des cigarettes. Le patron ouvrit la sienne pour la rouler dans une autre feuille en s'excusant:
- J'aime mieux ce papier, et puis, autrement, ça se fume tout seul.
- Surtout avec un vent pareil, dit l'homme.
Le vent soufflait tellement que le patron dut descendre dans la tranchée pour allumer son briquet. Ensuite, il leur donna du feu avec sa cigarette.
Ils burent encore une fois en parlant de la canalisation, puis l'homme leur laissa le reste du litre et s'éloigna.
Pendant qu'ils parlaient, Robert s'était mis à fixer Malataverne. Tout le Bois Noir remuait. Le vent apportait jusqu'ici son grondement sourd. Dans le val, autour de la ferme et des ruines, les arbres isolés s'agitaient, tout semblait pris d'une même folie.
Robert regardait. Il regardait sans voir vraiment, et il ne savait plus très bien si le tumulte montait du val ou s'il était au fond de lui.
Par moments, il lui semblait que le temps s'arrêtait; que l'après-midi ne finirait jamais et qu'il allait, toute sa vie, piocher et pelleter dans ce pré, avec ce même vent pour lui souffler au visage une haleine chargée de poussière. Puis tout de suite après, il avait le sentiment que le temps passait vite, que le soir allait venir d'un coup et le surprendre, l'obliger à quitter cette tranchée où il se sentait bien. Alors, il y avait en lui comme une vague; comme une onde de force qui l'envahissait, l'obligeant à frapper plus fort sur la roche où son pic sonnait, d'où jaillissaient des étincelles.
Quand il avait détaché un gros bloc, il le saisissait, s'arc-boutait contre la paroi dont les saillants lui labouraient le dos, et le soulevait jusqu'au bord pour le faire basculer sur le pré.
- Va pas t'esquinter, disait le patron, si c'est lourd, appelle-moi.
Mais Robert continuait, buté, rageur, comme accroché à l'effort. Le patron haussait les épaules, s'arrêtait le temps de rallumer son mégot et grommelait:
- Va toujours, va toujours, petit. On verra si demain tu seras aussi frais! Faut se méfier. On n'est pas comme ceux qui font du terrassement tous les jours, nous autres. Demain, tu vas ramer toute la journée!
Demain. Demain... Mâchant ce mot, Robert serrait plus fort le manche de son outil. Plusieurs fois, il sentit sa gorge se contracter. Quelque chose se nouait dans sa poitrine et il se retenait pour ne pas se retourner et crier qu'il ne voulait pas s'en aller, qu'il coucherait là, dans la tranchée, qu'il y resterait tant que... Il ne savait pas jusqu'à quand.
Mais il ne criait pas. Il ne pouvait pas crier. Il cognait plus fort sur la roche ou dans la terre sèche, et le malaise se dissipait. Tout semblait s'éloigner de lui, et l'idée même d'avoir voulu crier lui paraissait ridicule. Sa gorge se serrait de nouveau mais c'était à cause d'une terrible envie de rire qui lui venait en imaginant la tête du patron s'il s'était mis ainsi à crier qu'il voulait partir tout de suite ou rester ici pour y passer la nuit à piocher.