Выбрать главу

Alors, il travaillait longtemps en luttant contre son envie de se redresser pour regarder du côté de Malataverne. Sans sortir de la tranchée, il pouvait juste voir le toit de la ferme et la masse sombre des arbres entourant les ruines. De la cheminée, un peu de fumée sortait par bouffées. Alors, il revoyait la vieille. Il la voyait sur la route, grosse comme une fourmi, avec son ombre trapue sur le sol lumineux; il la voyait dans sa cour, avec ses bêtes; puis, malgré lui, il imaginait la cuisine et la chambre de la vieille avec le pot de grès et les ustensiles.

Il n'était jamais entré dans la ferme, et il avait du mal à se représenter les lieux. Chaque fois que sa pensée revenait là, c'était pour les voir différents.

Il s'énervait. Ses coups de pioche portaient à faux sur le roc et le patron levait la tête.

- Fais attention, criait-il. Va moins vite mais cherche les failles. Si tu tapes à pleine roche, tu casseras ton outil et tu n'arriveras à rien!

Robert se redressait. S'imposait une minute d'immobilité sans regarder vers le bas. Il cherchait à flanc de côte un point où fixer ses yeux et il demeurait ainsi, respirant profondément. S'appliquant à dominer sa fièvre.

Une ampoule s'était formée dans sa main droite. Il appuyait dessus avec son pouce en fermant le poing. Il appuyait lentement, savourant la douleur qui augmentait. Il fermait les yeux, et appuyait encore de toute sa force avant d'ouvrir brusquement la main. Alors, la douleur s'élargissait, filait jusqu'au bout des doigts un peu gourds et finissait par disparaître.

Il attendait encore quelques instants et reprenait le travail.

Sa tête bourdonnait, la ferme de la mère Vintard réapparaissait, où il entrait, imaginant l'emplacement des meubles, l'aspect des murs... Et toujours, à un moment donné, tout s'éloignait. Un peu comme s'il se fut enfui de la maison.

De temps à autre, il s'arrêtait de piocher pour ramasser et lancer sur le pré une sauterelle ou un grillon tombé dans la tranchée.

Il lui arriva aussi de regarder du côté des Bouvier. Là-haut, rien ne vivait que les arbres et les vaches qui se trouvaient assez loin de la ferme, dans un enclos où une source sortait de terre entre deux châtaigniers. En dessous, une longue traînée de joncs s'élargissait pour se perdre dans le pré.

Le regard de Robert revenait sur la ferme, s'y fixait un moment, puis il baissait les yeux. Il se représentait alors le fermier, avec sa grande moustache, son visage tanné et ridé, son œil gauche à moitié fermé. Il se trouvait debout dans sa luzerne devant le cadavre gonflé de sa génisse.

D'ici, Robert pouvait voir, au bord du chemin des Froids, à peine plus haut que la ferme, un carré vert foncé en bordure du bois. Ce devait être ça, la luzerne. Il y revint quelquefois, mais, toujours, c'était la maison de la vieille qui finissait par s'imposer à lui.

À six heures et demie, quand le patron ordonna la fin du travail, il faisait grand jour. Pourtant, le ciel, de plus en plus sombre, semblait s'être rapproché des montagnes et, dans le bas-fond, un début de nuit coulait du Bois Noir vers les bords de l'Orgeole. Par endroits, des branchages soulevés par le vent laissaient filer un éclair gris, puis l'ombre se refermait.

Ils couchèrent les pelles dans la tranchée et portèrent dans la boutasse les manches de pioche que le vent avait desséchés. L'eau montait. La murette tenait bon.

- Allez, dit le patron, en route.

Robert empoigna le timon de la remorque vide et descendit le raidillon.

Sur la route, ils marchèrent d'un bon pas. Ils croisèrent plusieurs voitures qui montaient vers Duerne. Puis, comme ils sortaient d'un virage, deux cyclistes les dépassèrent qu'ils n'avaient pas entendus venir. Au passage, l'un d'eux cria:

- Bonsoir, Fernand!

- Adieu, Georges! cria le patron.

Robert eut un sursaut. Les deux cyclistes étaient des gendarmes. Son visage était devenu brûlant. Les gendarmes avaient disparu depuis longtemps que son cœur battait encore comme après une longue course.

11

Lorsqu'ils arrivèrent à la maison, le couvert était mis. La patronne finissait de préparer le repas et il y avait dans la cuisine une bonne odeur d'oignons grillés.

- Je vous ai fait une bonne soupe, dit-elle. Vous avez dû être ventés, là-haut!

- Tu peux dire qu'on en a avalé, de la poussière! Le patron s'assit à sa place et se versa un verre de vin.

Robert restait debout près de la porte. Depuis qu'il avait vu les gendarmes, sa pensée s'était fixée sur Christophe. Il fallait le voir. Le prévenir, l'empêcher d'aller empoisonner le chien. Il devait opérer à la tombée de la nuit, dans une heure il serait peut-être trop tard.

- Allez, dit le patron, à table!

Robert fit deux pas, s'arrêta et finit par dire à voix presque basse:

- Il faudrait... je devais voir un copain, à sept heures...

- Qu'est-ce que tu nous chantes là, tu verras ton copain tout à l'heure, à présent, on mange... Tu sais bien qu'on mange toujours à sept heures.

La patronne posa le fait-tout sur la table en disant:

- C'est prêt, il n'y en a pas pour longtemps, vous irez voir votre camarade après. J'ai fait des pommes de terre et une omelette, ça n'attend pas.

- Et puis, de toute façon, on ne va pas faire deux services, dit le patron.

Robert vint s'asseoir. La patronne servit la soupe et le patron dit encore:

- En tout cas, je te conseille de ne pas traîner les rues jusqu'à des points d'heure. Tu dois en avoir ta claque, et tu sais que, demain, on continuera la tranchée.

- Justement, dit Robert, je voulais me coucher de bonne heure.

- Alors, dépêche-toi de manger et tu pourras y aller tout de suite.

La soupe était brûlante. Robert cassa du pain dedans.

- Voulez-vous un peu de lait froid? demanda la patronne.

Elle lui versa du lait et il se mit à manger.

La table était ovale et le fait-tout d'aluminium était posé au milieu, sur le dessous-de-plat métallique. À travers la buée, Robert voyait la patronne assise en face de lui. Elle le regarda et sourit.

- Vous avez l'air fatigué, Robert, dit-elle.

Il fit un geste vague et murmura:

- Ça va... ça va.

Elle avait un peu plus de trente ans. Elle était grande et bien faite; blonde de cheveux et le visage toujours un peu pâle. En été, quand elle portait des robes légères, on voyait qu'elle avait une belle poitrine ferme. Robert ne la rencontrait guère qu'au moment des repas et les jours de mauvais temps quand il travaillait à l'atelier. Elle était toujours très gentille pour lui et, si le patron criait trop fort, elle avait une façon de regarder Robert qui suffisait à lui redonner courage. Devant elle, il n'avait jamais osé pleurer.

Un jour, il était entré dans la cuisine alors qu'elle était seule. Un tiroir du buffet était posé sur la table et elle rangeait des papiers. Elle lui avait demandé:

- Est-ce que vous faites du sport, Robert?

- À l'école, je jouais au foot.

- Moi, avant d'être mariée, je faisais du basket, tenez, regardez.

Elle lui avait montré une photographie d'une équipe. Robert avait regardé sans rien trouver à dire. Mais, la nuit, il avait rêvé que le patron tombait d'un toit et se tuait. Restée seule, la patronne pleurait en disant: "Si j'avais quinze ans de moins, je vous épouserais, Robert". Robert la consolait, et ils se mariaient tout de même.

Souvent, il pensait à ce rêve. Parfois, il se demandait s'il dormait vraiment, la nuit où il l'avait fait.