Christophe s'énerva. Sa voix se fit grinçante.
- Ça fait vingt fois que tu le dis! Explique-toi... La raison?
- Tout le monde va se méfier... Les gendarmes vont surveiller... Les paysans aussi...
- C'est tout?... Si je comprends bien, tu as la pétoche. Rien de plus... Et à cause de ça tu voudrais qu'on laisse tomber? Mais, espèce de con, tu ne comprends donc pas que c'est juste le moment, au contraire! La baraque de la vieille se trouve dans le même coin que les Bouvier, si les cognes surveillent cette nuit, sois tranquille, ce sera sûrement pas dans ce coin-là. Ils ne penseront jamais que des mecs auraient le culot de faire deux coups à un jour d'intervalle dans le même secteur.
À mesure qu'il parlait, sa colère tombait. À présent, il expliquait posément. Il donnait simplement des arguments pour réconforter Robert. Peu à peu, tout devenait facile. Quand il eut fini de parler, Robert baissa la tête. Il y eut un long silence, puis Christophe demanda:
- Alors?
Robert releva la tête, le regarda, eut un soupir et un geste d'impuissance en disant:
- Je t'assure, Christophe... Je ne peux pas... Dans quelque temps... On verra...
L'autre eut un geste de colère. Son visage se durcit. Empoignant à nouveau Robert par sa veste, il le secoua en le soulevant presque de terre. Leurs deux visages se frôlèrent. Robert sentait le souffle de Christophe.
- Tu es une lavette... Une petite merde, tu entends! Une vraie petite merde... Tu n'auras jamais rien... Au fond, tu vois, c'est Serge qui a raison, tu finiras sans doute au cul des vaches avec ta gonzesse qui pue la bouse!
Robert serra les poings. Une saveur âcre venait de lui monter à la bouche.
- Tais-toi, souffla-t-il. Ça ne te regarde pas!
L'autre se mit à rire.
- Non mais sans blague! Qu'est-ce que tu crois! Tu sais bien que tu as juste le droit de la boucler! Et c'est toi qui voudrais me faire taire, tu es gonflé, mon petit gars!
Il lui mit son poing sous le nez et appuya un peu sans frapper. Quelques secondes, il parut chercher ses mots puis il dit:
- Bon Dieu, ce qu'on a été cons de te foutre dans le coup! Et dire que c'est moi qui ai voulu. Tu parles si je suis remercié! Serge va se marrer, lui qui m'avait prévenu que tu te dégonflerais.
Robert baissa les yeux. La voix cassée, prêt à pleurer, il dit:
- Je peux pas... Je peux pas... Je t'assure, c'est plus fort que moi... C'est...
Il se tut. Christophe attendit un instant, puis, le secouant, il demanda:
- Alors, vas-y. C'est quoi?
Sans oser le regarder, à voix à peine perceptible, Robert murmura:
- C'est comme... comme si j'étais certain que ça finira mal.
- Mais enfin, puisque tout est prévu...
Christophe se tut, haussa les épaules, lâcha la veste de Robert et lança en laissant retomber ses bras:
- Eh puis merde, tiens! C'est pas la peine de discuter avec une loque pareille. Après tout, si tu veux pas marcher, crève donc dans ta crasse, moi je m'en balance, au fond! Qu'est-ce que j'en ai à faire d'une crêpe comme toi? Rien. Juste des emmerdements. Rien de plus!
Tout en parlant, il avait fait quelques pas vers la droite, comme pour partir, mais, se ravisant soudain, il se retourna, revint se planter tout près de Robert et lança en lui serrant le bras:
- Mais attention, hein? Si tu es capable de te dégonfler avec nous, tu peux en faire autant avec les cognes. Alors, pas d'histoires. Il ne faut pas qu'ils te questionnent, tu entends? Absolument pas.
Il répéta ces derniers mots en martelant les syllabes. Robert hocha la tête. Christophe continua:
- Et pour ne pas être questionné, il faut que tu aies un alibi certain. Quelque chose de sûr.
Il réfléchit, se croisa les bras et demanda:
- Est-ce que ton père est rentré?
- Je pense. Je ne sais pas... Je ne suis pas encore passé chez moi.
- Tu vas y aller... Écoute bien ce que je te dis: tu vas chez toi. Si ton père est rentré, tu discutes avec lui. Tu dis que tu es malade, que tu vas te coucher tout de suite.
- Il est peut-être couché.
- Je m'en balance! Même s'il est couché et saoul comme une bourrique, tu le réveilleras... Tu diras que tu as mal dans le ventre.
- Mais...
- Tais-toi! Tu dis que tu es malade... Tu vas te coucher. À minuit, tu te relèves et tu le réveilles en réclamant un toubib.
- Mais enfin!
- Démerde-toi comme tu veux, il faudra que quelqu'un puisse prouver que tu étais chez toi cette nuit.
Christophe se remit à secouer Robert et ajouta:
- Tu feras ce que je te dis. C'est le seul moyen d'être couvert... Et surtout, surtout fais bien attention. Si jamais tu ouvrais ta gueule, j'aime mieux te dire que ce serait terrible!... Tu m'as compris, oui?
Robert le regarda. Ses yeux étaient durs, sombres, avec un reflet minuscule. Il fit oui de la tête et baissa les paupières.
- C'est bon, dit Christophe, à présent file, et dis-toi bien que si tu nous fais trinquer, d'une façon ou d'une autre, tu trinqueras autant que nous.
Il brandit son poing, tourna les talons et disparut à l'angle du hangar.
Adossé au garage, Robert écouta s'éloigner la moto. Puis lentement, sans lever la tête, il se mit à marcher.
13
À présent, la rue était vide. Le vent s'y engouffrait, s'arrêtait, hésitait à un angle de ruelle puis repartait. Les lampes se balançaient sans cesse et Robert marchait en regardant son ombre qui s'allongeait et se raccourcissait, se déformait, se multipliait, disparaissait pour reparaître aussitôt.
Il marchait.
Il n'irait pas avec les autres. Il était libéré de tout. Il n'avait plus qu'à rentrer. Se coucher, attendre.
Il marchait, mais il ne parvenait plus à penser vraiment.
Son pas sonnait en lui. Chaque rafale le prenait, l'étreignait, sifflait à travers lui.
Arrivé à l'entrée de l'impasse, il s'arrêta, regarda en direction de la place où la lumière aussi dansait sur le sol, puis, toujours du même pas, il s'enfonça dans l'ombre de l'impasse. Çà et là, une fenêtre plaquait sur la façade opposée un rectangle de lumière où se dessinait la croix d'ombre des traverses.
Robert entra sans bruit. Le vélo était là et, du pied de l'escalier, il entendit son père ronfler. Il monta, son briquet à la main, et s'arrêta devant la première porte. Elle était entrouverte. Il la poussa et fit un pas dans la chambre en élevant son briquet à bout de bras. La flamme se coucha, vacilla en agitant sur le mur des lueurs et des ombres floues, puis elle éclaira davantage.
Le père Paillot était couché, sur son lit, le bras gauche replié au-dessus de sa tête, le droit étendu en travers, la main pendante comme au bout d'un poignet cassé. Robert fit encore un demi-pas. Son père était habillé. Il n'avait quitté qu'un brodequin. Il n'avait pas de chaussette, mais son pied était enveloppé d'une bande de tissu kaki d'où ses orteils sortaient. Son pied encore chaussé avait laissé des traces de poussière grise sur la couverture marron.
Dans la pièce, il faisait chaud. Les odeurs mêlées de vin, de crasse et de transpiration donnaient envie de vomir. Des mouches tourbillonnaient. L'une d'elles vint autour de la flamme du briquet, fit deux tours, frôla le visage de Robert puis s'éloigna vers le lit.
Robert s'approcha encore. La flamme diminuait. Sa lueur laissait les angles de la pièce dans l'ombre.
Le père ronflait toujours. Quand Robert approcha son briquet, il vit que la mouche s'était posée sur son visage. Elle alla d'un bord à l'autre du front, sauta sur le nez, puis s'approcha de la bouche entrouverte. La lèvre du père tressaillit. La mouche s'envola pour se reposer aussitôt sur le menton mal rasé. Le père eut un ronflement plus rauque, sa tête se balança de droite à gauche et sa main se souleva pour retomber aussitôt. Robert regarda encore cette main ouverte, ces doigts légèrement pliés, larges, épais, encore sales. La flamme du briquet baissait de plus en plus, elle eut un sursaut qui éclaira mieux, faisant apparaître dans la main du père le sillon des crevasses, puis elle s'éteignit. La mèche ne fut plus qu'un point rouge que Robert écrasa du pouce.