Il soupira et s'éloigna lentement, les mains en avant, dans l'obscurité.
Une fois dans sa chambre, il ferma la porte et alluma. L'ampoule nue qui pendait au bout d'un fil, contre le mur à la tête du lit, jetait partout une lumière crue. Il fit des yeux le tour de la pièce. Son regard se posait sur chaque objet, mais rien ne venait vraiment jusqu'à lui. Il s'assit sur son lit.
Dehors, le vent sifflait. Les rafales se fendaient à l'angle du toit. Sous la poussée des plus violentes, la lucarne vibrait.
Robert ne se décidait pas à se coucher. Le regard rivé à un nœud du plancher, il s'engourdissait peu à peu.
À présent, tout lui semblait vague, lointain. La voix de Christophe résonnait encore, mais les mots ne signifiaient plus rien. Il revoyait la pénombre du garage; les reflets de la lampe d'angle dans la verrière, le regard de Christophe, la rue encore avec son ombre déformée et multiple...
Un temps: rien. Le plancher avec ce nœud énorme du bois où un clou s'est plié, un clou qui brille.
Et puis, soudain, Robert se dresse. Quelque chose se serre en lui... Quelque chose comme tantôt quand il regardait vers le val, comme ce soir après le passage des gendarmes.
À présent tout va très vite... tout passe à une cadence folle mais sans heurt, sans mélange.
Robert s'aperçoit qu'il a chaud. Très chaud. Brusquement, comme ça, sans avoir rien fait. Son cœur bat plus vite. Il vient de se lever. Il marche. Près de la porte, il s'arrête. Revient. Regarde autour de lui. Son regard s'attarde sur la vieille machine à coudre. Malgré le capot fermé, malgré les années, il voit tourner la roue luisante, vibrer le pied-de-biche qui pousse le tissu... le tissu où des mains se sont posées. Il détourne les yeux. Il sait qu'il va regarder plus haut, à droite. Il ferme les paupières en levant la tête et, quand il les ouvre, son regard se pose sur le portrait.
Ses poings sont crispés. Il sent ses ongles dans ses paumes. Son pouce appuie sur l'ampoule douloureuse. La douleur monte. Mais cette douleur de sa main n'est plus la seule. Il y en a une autre en lui plus sourde et plus forte à la fois.
Il est resté seulement quelques instants ainsi. Juste le temps d'une grande douleur... Le temps d'une grimace.
Et puis, il est à la porte. Il l'ouvre. Marche vite, sans hésiter, et cherche de la main l'interrupteur dans la chambre du père.
La lumière tombe de la suspension et éclaire le père jusqu'à la ceinture. Tout le haut du corps et la tête sont dans la pénombre verte de l'abat-jour de toile à quatre pointes où pendent de grosses perles rouges et jaunes.
Le père a bougé. Robert hésite. Fait un pas, un autre encore, puis va jusqu'au lit.
- Papa!
Sa voix sonne drôlement.
Le père ne bronche pas.
- Papa! Réveille-toi, papa!
Le père s'arrête de ronfler, grogne et tourne la tête de l'autre côté. Son bras droit est toujours tendu. Robert lui prend le poignet et le secoue.
- Papa... Papa... Faut te lever... Faut que je t'explique. Papa!
Le père ouvre les yeux, replie son bras que Robert vient de lâcher et se soulève sur le coude. Ses sourcils sont froncés, son regard est mouillé, plein d'un étonnement stupide.
- Papa... Faut m'écouter... Écoute-moi!
Le père a un hoquet puis il rote avec un sursaut de tout le corps.
- Quelle heure il est? dit-il.
- Je ne sais pas...
Le père regarde vers la fenêtre.
- Tu t'en vas?
- Non, je rentre... C'est pas tard, papa... Peut-être neuf heures.
- Neuf heures du soir... neuf heures du soir...
Il paraît abasourdi. Son regard va de Robert à la fenêtre fermée. Puis il se laisse retomber sur le lit et ferme les yeux en grognant:
- Éteins-moi cette lampe.
- Papa... écoute-moi.
- Tu m'emmerdes... tu m'emmerdes... je te dis...
Robert se penche et le secoue par l'épaule. Le père essaie de le regarder, mais il a du mal à tenir ses yeux ouverts. Il bredouille encore:
- T'as pas fini... de m'emmerder... espèce de con...
- Papa, faut te lever. Faut que tu viennes avec moi... Ils vont faire des bêtises... C'est important... C'est Christophe... Christophe Girard et Serge Dupuy... Faut venir, papa...
Les yeux du père s'ouvrent le temps qu'il lui faut pour crier:
- Fous-moi la paix avec tes copains, tu entends! Va te coucher et fous-moi la paix!
Sa tête retombe et il grogne encore:
- Tu m'emmerdes. Tout le monde m'emmerde... Bon Dieu ce que j'ai soif!... Ce que je peux avoir soif... Va me chercher un canon...
Le reste de la phrase se perd dans un grognement. Il s'est tourné de l'autre côté, les jambes repliées, la tête en avant.
Robert regarde un instant son dos large que la respiration soulève régulièrement. Le pantalon de velours a un accroc sur la fesse gauche et laisse voir un peu de peau blanche striée de poils noirs. Comme celui qui pend au portemanteau du couloir, il a la couleur de la pierre des carrières.
Lentement, la tête baissée, Robert s'éloigne. Il éteint. Il sort dans le vestibule que la lampe de sa chambre éclaire à demi.
Là, il s'arrête un instant. Quelque chose monte en lui, grandit. Il tente de se défendre, mais un sanglot secoue sa gorge et des larmes coulent sur ses joues.
14
Robert ne pleura pas longtemps. Il eut simplement ce sanglot qui le secoua et lui serra la gorge. Il ferma les yeux le temps de respirer deux fois profondément puis revint dans sa chambre.
À présent, il ne se sentait plus vide. Au contraire. Des idées se pressaient en lui, se bousculaient, fuyaient sans se laisser saisir.
Il marcha jusqu'à son lit, s'arrêta, revint à la porte, retourna se planter au milieu de la pièce et se mit à regarder autour de lui. Plusieurs fois son regard s'attarda sur le portrait de sa mère. Il regarda aussi les coureurs cyclistes, puis, plus loin, le crucifix avec son rameau sous le bras.
Ses mâchoires étaient serrées; ses poings se crispaient. Il fouillait presque malgré lui chaque recoin, revenait à la porte entrouverte pour scruter l'ombre du couloir. Il n'osait pas se dire qu'il n'était pas seul. Qu'il avait l'impression qu'on le regardait. Il avait toujours très chaud.
Il allait, s'arrêtait, repartait avec cette impression d'une présence dans la pièce. Parfois, s'immobilisant brusquement, il tendait l'oreille. Dehors, le vent courait; à côté, le père continuait de ronfler.
Laissant la lumière de sa chambre éclairée et la porte ouverte, il descendit à la cuisine. Il but un verre d'eau et resta un moment à regarder la table. Il y avait là un litre vide, un verre, la moitié d'une flûte de pain et, sur un papier gras, des peaux de saucisson et des couennes de gruyère. Il y avait aussi, un peu plus loin, un paquet de tabac gris entamé, un carnet de feuilles à cigarettes et le gros briquet cylindrique en cuivre du père Paillot. Robert s'assit, s'accouda à la table, et roula une cigarette. Ses mains tremblaient. La cigarette était toute tordue et ventrue, et avant de l'allumer il dut la serrer au bout pour empêcher le tabac de tomber.
Il se mit à fumer; vite d'abord, puis lentement en aspirant de longues bouffées qu'il laissait ensuite filer doucement entre ses lèvres pincées. Peu à peu son sang se calmait, mais cette impression de n'être plus seul demeurait. Les ronflements du père ne parvenaient pas jusqu'ici et il n'entendait le vent que lorsqu'une rafale plongeait dans l'impasse et secouait les volets fermés.