Elle réfléchit quelques instants. Dans la lueur intermittente des lampes balancées par le vent, Robert voyait ses sourcils froncés, son visage penché et ses yeux qui le fixaient, durs, sous son front buté.
- Non, je ne peux pas, dit-elle. Il me demanderait pourquoi je n'en ai pas parlé à mon père. Il voudrait savoir pourquoi je suis seule dehors à cette heure-ci; comment je suis sortie. Non, non, je ne peux pas.
- Tu vois, toi aussi, tu aimes mieux que la vieille soit tuée.
Elle ne dit rien. Elle le regardait toujours de la même manière. Robert s'approcha un peu d'elle puis il dit lentement comme cherchant ses mots:
- Quand elle sera tuée, tu le regretteras.
La petite ne répondit pas et Robert insista:
- Tu le regretteras, et à ce moment-là, le curé saura peut-être tout... Il saura peut-être que tu pouvais l'empêcher... que tu n'as pas voulu aller le trouver, toi qui le connais bien... on sera tous punis. Tous... Et ce sera ta faute.
Une bourrasque gronda autour du lavoir. Un peu de poussière d'eau arriva sur eux et la lueur de la lampe vint deux ou trois fois jusqu'au mur. Robert s'avança encore pour mieux voir Gilberte. Elle pleurait. Des larmes coulaient sur ses joues. Tout son visage était bouleversé. Il lui prit les bras.
- Qu'est-ce que tu as?
Elle baissa la tête.
- Dis-moi, qu'est-ce que tu as? répéta-t-il.
- Elle sera tuée. J'en suis sûre. Quelque chose me dit qu'elle sera tuée... C'est une intuition... Je suis sûre qu'il va arriver un malheur... C'est normal d'ailleurs, Malataverne, c'est le coin du malheur... Les vieux le disent. Du temps des rouliers, il y avait une auberge... Les ruines, c'est l'auberge. Il y a eu des crimes... Il y aurait même des gens enterrés sous les ruines.
- C'est des histoires, tout ça.
- Non, non. Je sens qu'il va y avoir un malheur. Et ce sera notre faute. Et le malheur retombera sur nous... Sur notre maison, sur mes parents aussi. Et tout sera ma faute.
- Tu dis des conneries; ça ne tient pas debout.
Robert parlait avec moins d'assurance. Lui aussi se souvenait des histoires de Malataverne. La maison sous la montagne. La maison des crimes. La maison des Froids... Certains ne savaient plus si on l'appelait ainsi à cause de la fraîcheur du coteau exposé en plein nord ou bien à cause des gens assassinés jadis et que l'on avait, racontait-on, enterrés dans ces bois.
- Écoute, Robert, faut que tu ailles trouver le curé. Il les arrêtera. Il peut, lui.
Elle hésita, se pencha vers lui et, très bas, tout près de son oreille, elle ajouta:
- Lui, c'est un peu le bon Dieu, tu comprends. S'il y a vraiment le malheur sur ce coin-là, ça vient peut-être du Diable... Lui, tu comprends, c'est des choses qu'il peut... enfin, tu comprends.
- Tu sais bien que, moi, je ne crois pas à tout ça.
La voix de Gilberte redevint dure.
- Quand la mère Vintard sera tuée, tu y croiras peut-être.
Robert se retourna. Il lui avait semblé que quelqu'un était là, derrière lui. Le vent soufflait moins. Robert écoutait. La nuit vivait. Il se sentit oppressé, comme tout à l'heure dans sa chambre.
- Robert?
- Quoi?
- Tu as tort de dire que tu ne crois pas à tout ça... Je ne peux pas t'expliquer, mais j'ai peur. Quelque chose me dit que le malheur va venir. Ça ne s'explique pas...
- Justement, c'est de la foutaise.
- Robert!
- Quoi?
- J'ai peur. J'ai peur que ça nous porte malheur pour toujours si on ne fait pas quelque chose pour les arrêter.
- J'aurais pas dû monter te chercher.
Elle ne répondit pas. Elle avait encore des sanglots et il la vit qui s'essuyait les yeux. Ils restèrent un long moment sans prononcer un mot, puis, soudain, d'une voix un peu rauque, elle dit:
- J'y pense d'un coup. Si Serge est parti si tôt, c'est sans doute qu'ils ont décidé de changer l'heure. Ils sont peut-être déjà là-bas.
- Tu crois?
- Je ne sais pas, moi. Je cherche à comprendre. J'ai tellement l'impression qu'il va y avoir un grand malheur. C'est peut-être déjà fait... On ne sait pas.
Elle lui pinçait le bras. Il lui prit la main. Elle le lâcha.
- Alors, dit-il, c'est trop tard...
Elle se remit à parler plus fort et il comprit au son de sa voix qu'elle allait encore pleurer.
- Mais non, on ne sait jamais. Il faut se dépêcher, Robert. Faut se dépêcher... Viens, allez, viens. Viens chez M. le Curé... On peut encore arriver à temps.
Ils s'étaient levés. Ils allèrent jusqu'au trottoir. Le vent grondait, très loin, au fond de la vallée. Ils l'entendirent approcher et, bientôt, il fut dans les platanes de la route. Des feuilles passèrent, luisantes dans la clarté des lampes qui s'agitaient.
Encore une fois, Robert se retourna.
- Qu'est-ce que tu as? demanda Gilberte.
- Je ne sais pas. Il me semblait qu'il y avait quelqu'un.
La petite haussa les épaules.
- C'est le vent, tu vois bien... Allez, viens. Faut plus tarder, à présent.
Elle l'empoigna par la main et l'entraîna.
18
Ils allaient vite. Gilberte passait au ras des murs. Elle tenait toujours la main de Robert qui marchait tout près d'elle. Il se retournait souvent. Il fouillait du regard l'ombre des porches et des ruelles et levait les yeux vers les fenêtres éclairées. La rue était vide. Tout était vide, mais ce vide était inquiétant.
Robert avait retrouvé l'impression ressentie dans sa chambre, elle ne le quittait plus. Par moments, ce n'était pas seulement une sensation vague. Quelqu'un était là. Il en était certain. Quelqu'un qui le suivait, épiait ses gestes... quelqu'un qui savait peut-être ce qu'il pensait.
Il faillit s'arrêter. Obliger Gilberte à se retourner et à courir. Sans le vouloir vraiment, il avait ralenti. La petite le tira.
- Viens. Te retourne pas tout le temps comme ça, tu vois bien qu'il n'y a personne.
Ils marchèrent plus vite. Puis ce fut elle qui ralentit. Ils étaient devant la maison du plombier.
- Tu vois, dit Gilberte, il y a encore de la lumière chez tes patrons.
Les vitres de l'atelier reflétaient toujours la fenêtre de la cuisine. Robert se remit à marcher, entraînant Gilberte.
- Allons, viens, dit-il. C'est la patronne. Je suis sûr qu'il est couché, lui. J'en suis sûr. Viens vite, ça ne servirait à rien d'entrer.
Ils repartirent. La lune était levée mais elle n'apparaissait que rarement entre deux nuages. Pourtant le ciel était plus clair, avec de grands sillons blancs tourmentés.
Arrivée sur la place, Gilberte regarda le clocher.
- Il est presque onze heures et quart.
Devant l'escalier de l'église, ils étaient dans l'ombre. Robert s'arrêta.
- Va falloir faire vite, dit-il. Vaudrait mieux que ce soit toi qui lui expliques.
- Non, fit-elle.
Elle avait frappé le sol du pied. Robert hésita et, pourtant, il demanda encore:
- Et s'il est couché?
- Il se lèvera. Il se lève bien pour porter l'extrême-onction.
- Et si on allait les deux?
Elle frappa de nouveau sur le sol et sa voix monta.
- Non, non et non. C'est toi qui iras. C'est toi qui iras. C'est décidé, il n'y a plus à discuter!
Elle lui avait lâché la main pour lui pincer le bras. Il se laissa entraîner en murmurant simplement:
- Je pourrai jamais, je pourrai pas... Je sens que je pourrai jamais.
- Tu pourras. Je me cacherai au fond de la ruelle quand vous sortirez et j'attendrai que vous soyez partis pour m'en aller.
- Mais c'est vrai, tu ne peux pas remonter toute seule! Tu vois bien que c'est impossible.
- Et alors, qu'est-ce que tu crois? Tu te figures que j'aurai peur? Ne t'inquiète pas pour moi.