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Il baissa la tête.

Ils arrivaient de l'autre côté de la place.

- C'est tout bouclé chez Christophe, remarqua Gilberte.

- Oui, c'est tout bouclé.

Robert ne pensait plus, il ne sentait plus, il était une machine qui avançait parce que Gilberte la conduisait.

Ils s'arrêtèrent devant le mur de la cure. La porte était entrouverte. Gilberte le poussa.

- C'est encore éclairé. On a de la chance, dit-elle.

- Viens avec moi... Viens, Gilberte!

Elle le bouscula vers l'intérieur et sonna.

- Allez, va, je reste là.

Elle tira la porte et Robert se trouva seul dans la cour. La clochette tinta encore. Le fil de fer vibrait contre le crépi du mur. Sur les quatre marches de l'escalier de pierre, les persiennes traçaient des rais de lumière jaune.

Robert n'avait pas bougé. Son regard était rivé aux persiennes de la porte-fenêtre. Le temps passait. Des heures... Toute la nuit peut-être.

Robert sursauta. Une ombre s'agitait derrière les vitres. La porte s'entrouvrit.

- Qu'est-ce que c'est? Il y a bien quelqu'un?

C'était la voix de la vieille bonne. Derrière Robert, il y eut un frôlement contre la porte de la rue.

- Allez, vas-y, souffla Gilberte, vas-y!

- C'est moi!

Robert ne reconnut pas le son de sa propre voix. Dans les arbres, à gauche, il y eut un envol d'oiseaux.

- Qu'est-ce que vous voulez?

Robert s'avança. Les volets s'ouvraient. La femme parut. Elle portait un manteau noir. En bas, une chemise de nuit blanche dépassait, tombant sur ses pantoufles.

- Qu'est-ce que vous voulez? dit-elle.

- Je voudrais voir M. le Curé.

- Avancez un peu!

Robert monta deux marches et s'arrêta. La vieille eut un mouvement de côté pour laisser passer la lumière. Robert cligna des yeux.

- Ah, c'est toi, le petit Paillot, dit-elle. Qu'est-ce que tu lui veux à M. le Curé?

- Je voudrais qu'il vienne, c'est important.

- C'est pour ton père? Il n'aura pas assez bu, sûrement!

- Non, c'est pas pour ça...

- Eh bien quoi, explique-toi!

- Je ne peux pas. Je ne peux le dire qu'à M. le Curé... C'est... Je ne peux pas... Faudrait qu'il vienne...

La vieille s'avança pour mieux le voir.

- Mais, ma parole, dit-elle, il est saoul aussi, celui-là... Tel père, tel fils... Si c'est pas une honte à cet âge-là! C'est du propre; c'est du joli! Espèce de petit morveux. Veux-tu bien me fiche le camp. Ça n'a pas mis les pieds à l'église depuis des années et ça viendrait réveiller M. le Curé pour des histoires de poivrot. Allez, allez, et file un peu si tu n'as pas envie que je téléphone aux gendarmes!...

Robert descendit les marches, se retourna encore et vit la vieille qui le menaçait de la main avant de refermer ses volets.

Gilberte était toujours derrière la porte. Il demanda:

- Tu as entendu?

- Vieille vipère, ragea-t-elle, les dents serrées. Vieille harpie... Si M. le Curé savait ça!

Robert s'était adossé au mur, il était sans force. Ses jambes tremblaient. Il sentait qu'il ne pourrait plus faire un seul pas.

- Voilà, murmura-t-il. C'est fini... On a tout essayé... C'est fini.

- Viens, dit-elle. Allez, viens, et arrête-toi de dire des âneries.

Il se laissa entraîner vers la place. Arrivés à l'endroit où la lumière commençait, elle se planta devant lui et l'obligea à lever la tête. Robert ne pouvait plus penser, mais il constata pourtant qu'elle avait dans le visage quelque chose de dur, de sévère, qu'il n'avait jamais remarqué. Quelque chose qui la faisait ressembler à sa mère.

- Écoute-moi, dit-elle. Écoute bien. Cette fois, on n'a plus le temps de discuter. Ou tu vas trouver les gendarmes, ou bien on monte à Malataverne tous les deux.

- Hein?... Et qu'est-ce qu'on fera?

- Tu ne penses tout de même pas qu'ils oseraient y aller en voyant qu'on est là?

- Ils se gêneraient.

Elle se pencha pour souffler:

- Tu as peur, hein?... Dis-le que tu as peur. Tu te retournais tout le long du chemin... Tu regardais partout, dans tous les recoins... Tu crois peut-être que je ne t'ai pas vu? Tu avais peur que Christophe soit caché quelque part et qu'il te demande où on allait?... Tu en as peur, hein, de Christophe?

Robert avala sa salive.

- Non... C'est pas ça. Je ne pensais pas à lui.

- À Serge alors? Tu aurais peur de ce gamin?

Robert retrouva un peu de voix pour lancer:

- Non, sûrement pas! C'est un morveux.

- Alors, qu'est-ce que tu as? Allez, dis?

Robert regarda vers la place. Là-bas, de l'autre côté, l'église se détachait en noir sur le ciel où les nuages se déchiraient.

- J'ai rien, dit-il. Rien du tout.

Sa gorge recommençait à lui faire mal et les mots sortaient avec peine.

- Si tu n'avais pas peur, fit Gilberte, on serait déjà à la gendarmerie ou bien en route pour Malataverne.

- Non, j'ai pas peur, répéta-t-il. Seulement, les gendarmes, faut pas y compter. Je suis pas un salaud. Tu ne me feras pas moucharder des copains.

- Alors, tu sais ce qu'il reste à faire?

Ils se regardèrent un instant. Gilberte avait toujours son visage dur. Robert soupira, serra les poings et murmura:

- Allez, faut se dépêcher, à présent. Viens, faut se dépêcher.

Et ils se mirent à courir côte à côte en traversant la place.

19

Bientôt, les lampes des rues s'éteignirent. Ils n'avaient pas encore atteint le lavoir. Le vent courait toujours et, à présent, ils le recevaient de face. Dans la voûte des platanes au-dessus de leur tête, c'était un grand remuement de feuilles et de branches; un froissement continu avec des craquements secs. Sur la route, les feuilles venaient à leur rencontre; les unes volaient par groupes, d'autres sautaient, planaient, se posaient avec des soubresauts de bêtes avant de repartir en cabrioles; d'autres encore roulaient sur leurs pointes, tout droit, en suivant bien la route, comme de minuscules cerceaux.

Quand la lune se montrait, toutes les feuilles luisaient et semblaient avancer plus vite, poursuivies par leur ombre collée au goudron gris.

Robert les regardait. Il ne voyait qu'elles et les ombres des troncs d'arbres barrant la chaussée.

Au carrefour, sans se concerter, sans même se regarder, ils prirent la vieille route. Pendant quelques centaines de mètres elle file droit entre deux prés, et le bruit du vent s'éloigna. Il soufflait pourtant, courant sur les terres nues sans plus rien pour l'arrêter, et il venait leur gifler le côté gauche.

Puis le chemin se glissa entre deux lignes de buissons épais. Alors, le vent s'éleva, passa au-dessus de leur tête avec un bruit plus grêle, avec des sifflements d'oiseau. Les feuilles qui traversaient le chemin étaient toutes petites; ils avaient à peine le temps de les voir quitter une haie pour s'enfiler dans l'autre.

Depuis le départ, ils n'avaient pas cessé de courir.

Bientôt, le bruit du vent se fit plus grave. Il y avait toujours le friselis des buissons, mais, approchant sans cesse, une plainte continue avec des ahanements étouffés semblait venir du ciel.

La plainte était là, et une déchirure des nuages laissa filtrer un rayon de lune qui projeta sur le chemin l'ombre transparente et souple des peupliers.

À présent, la route avait rejoint l'Orgeole, et les cascades aussi allaient chanter.

Le vent semblait vraiment venir du ciel, dévaler les coteaux d'un côté et de l'autre, et rassembler toutes ses forces dans le fond du val. Il se produisait des remous; les buissons et les saules se cabraient, puis le vent repartait en suivant le cours du ruisseau.

Ils passèrent où Robert avait traversé la chaussée pour aller vider son arrosoir de têtards. Il regarda à droite, mais les buissons touffus cachaient l'eau.