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- Faut pas, répète Gilberte. Un malheur ici, ce serait le grand malheur sur toute la vallée. Les vieux ont raison, le malheur attire le malheur.

Elle se tait... Robert ne dit rien. Ils marchent, puis elle reprend:

- Les bêtes se mettraient à crever... Il y aurait la grêle, tout le temps... Les gelées de printemps... Peut-être le grand sec avec les sources et les puits taris comme cette année dont parle mon père... Non, non, on ne peut pas laisser faire ça!... Et puis, d'abord, ça se saurait forcément... Ils seraient arrêtés... Ils le diraient, que tu étais au courant... Non, non, faut pas.

Elle ne cessait plus de parler. C'était comme le vent, comme le ruisseau. Robert allait, du même pas qu'elle. Sans rien dire... Il l'écoutait, mais ce qu'elle disait était sans importance.

Ce qui comptait, maintenant, c'était d'arriver assez tôt. D'arriver pour empêcher le malheur.

Ce qui comptait aussi, qui pesait sur lui, ce n'était plus la lumière de la lune et cette ombre accrochée à lui; c'était le poids de la montagne. Là, juste au-dessus d'eux. La montagne des Froids, avec le Bois Noir qui grondait.

Très haut, invisibles, suspendus entre les nuages et le haut du bois, il y avait les Bouvier. La ferme, le verger, la luzerne derrière avec, peut-être encore, la génisse toute gonflée. Non, ils avaient dû l'enterrer déjà. Sûrement.

- Faut traverser.

En parlant, Gilberte s'était arrêtée sur le talus. À quelques mètres, le ruisseau coulait entre les pierres et les arbres qui se penchaient sur lui. Sur l'autre rive, trois mètres à peine de replat puis c'était le petit pré incliné comme un talus qui s'enfonçait sous la lisière du Bois Noir. Robert regardait. Là-bas c'était la vraie nuit. D'ici, on la sentait épaisse et froide, avec des bruits qui ne venaient pas du vent.

- Tu crois? demanda Robert. On n'attend pas d'être en face de la maison?

- Non, viens.

- Pourtant, là-bas, c'est plus facile, il y a le pont.

- Viens, je te dis. Faut pas arriver par le chemin.

Elle lui avait pris la main et, sautant du talus, elle l'obligea à descendre dans le pré.

L'herbe était haute et mouillée. La terre spongieuse cédait sous les pas.

- On va s'enfoncer, dit-il.

- C'est rien, avance.

Chaque fois qu'ils levaient un pied, il y avait comme un bruit de bouche qui tète.

- Avance, quoi!

Ils étaient aux arbres. Elle se baissa et se coula sous les branches. L'eau chantait. Plus haut, on entendait les cascades, mais leur bruit était souvent couvert par celui du vent. Une rafale dégringola le coteau. Toute la forêt s'ébroua en grognant, les arbres du ruisseau se couchèrent un instant et Robert reçut en pleine figure le coup de fouet d'une branche souple et feuillue.

Ils pataugèrent. Les pierres roulaient sous leurs pieds, la mousse était visqueuse.

Sur l'autre rive, ils durent ramper pour passer sous des fils de fer barbelés. L'ombre était épaisse. Robert sentit le sol bosselé et mou.

- C'est dégueulasse, souffla-t-il.

- Oui, c'est là que les bêtes viennent boire.

Un peu plus loin, il se baissa pour essuyer ses mains dans l'herbe, puis il les frotta sur son pantalon.

Gilberte s'était arrêtée. Le vent fit une pause, mais le bois continua de remuer.

- Regarde, dit-elle.

Robert se tourna un peu. Le ruisseau luisait puis disparaissait. Ensuite, il y avait une grosse masse d'arbres noirs, qui se découpait dans le fond plus clair du coteau. La lune donnait en plein.

Robert respira plusieurs fois très fort.

À droite des arbres, et plus noire encore, se détachant également sur le coteau, une autre masse aux lignes droites, aux angles durs. Une masse parfaitement immobile dans tout ce monde en mouvement.

C'était Malataverne. À côté, à peine visible, émergeait un coin du toit de la ferme Vintard.

20

À l'endroit où les buissons forment voûte au-dessus du sentier ils s'arrêtèrent. Ils avaient quitté le pré dont la barrière était ouverte, et devaient marcher l'un derrière l'autre tant le sentier était étroit. Gilberte était passée la première. Ils n'avaient fait que quelques pas. À présent, ils ne bougeaient plus. Ils essayaient de voir entre les branches, mais le vent agitait constamment les buissons.

Robert sentait son cœur cogner dans sa poitrine. Chaque battement résonnait jusque dans sa tête. Sa gorge était sèche.

Ils firent deux ou trois pas très lentement. Gilberte le tirait toujours par la main. Ils se voyaient à peine.

Robert avait retrouvé cette impression d'une présence inconnue. Il se sentait épié. On devait le voir, observer ses gestes.

Il se retourna. Derrière lui, c'était la nuit. Il ne voyait rien mais il savait qu'il n'y avait là qu'un pré. Un pré tout nu qui montait jusqu'à la lisière du Bols Noir.

Après tout, cette présence, ce devait être le Bois Noir. Il le sentait, il l'entendait vivre, tout habité de vent.

Robert serra plus fort la main de Gilberte.

- Qu'est-ce qu'il y a? demanda-t-elle.

- Rien.

La main de Robert était moite. Celle de Gilberte ou celle de Robert?... Les deux, peut-être. Robert ne savait plus. Il passa son autre main sur son front qui était trempé.

Gilberte se remit à marcher et ils furent bientôt à l'endroit où le sentier débouche sur le chemin des Froids. Les ruines étaient à quelques mètres, cachant la maison de la vieille.

- On n'entend rien, dit Gilberte.

- Avec le vent, c'est forcé.

- Allez, faut s'approcher.

- Tu veux y aller directement? On ferait pas mieux de faire le tour?

- Tu rigoles, c'est bien trop long, et il y a des ronces et des orties partout.

Elle avança dans le chemin. Comme ils arrivaient à hauteur des ruines, un rat sortit des broussailles et fila vers le ruisseau. Ils avaient eu tous les deux un mouvement de recul.

- C'est un rat, souffla Robert.

Ils repartirent. Quand la lune se montra, ils avaient dépassé les ruines. Le coteau en face d'eux s'éclaira. La maison de la vieille se trouvait dans l'ombre de la montagne, mais chaque détail était cependant distinct. La porte était fermée. Les volets aussi. Un nuage passa dont l'ombre rampait sur le coteau, puis la lumière revint.

- Le chien est sûrement crevé, dit Robert.

- Ça dépend, on n'a pas fait de bruit jusqu'à présent. Il n'a pas de raison d'aboyer.

- Il nous aurait sentis.

- Les autres ne sont pas encore là.

- On ne voit rien.

- S'ils étaient là, la porte serait ouverte.

Gilberte grimpa sur la murette de pierre sèche et s'agrippa au grillage. Après quelques instants, elle se retourna.

- Monte, dit-elle.

Robert se hissa près d'elle. Elle tendit le doigt en le passant à travers le grillage.

- Regarde, dit-elle, là-bas, entre le tas de bois et le dernier saule, juste au bord du ruisseau.

- Oui... tu crois que c'est lui?

- Ça peut pas être autre chose.

C'était Fineau. Ça ne faisait aucun doute. Il était allongé sur le flanc, la tête tout près de la rive, les pattes étendues.

- Il dort peut-être, dit Robert.

- Tu parles! Sûrement pas. Il a la gueule presque dans l'eau. Il aura voulu boire. Et il est mort comme ça, à ce moment-là.

- Faut en être sûr, dit Robert.

Il sauta sur le chemin, ramassa trois cailloux et remonta près de Gilberte. Son premier caillou tomba sur le tas de bois et ricocha entre les rondins. Le deuxième fit gicler l'eau tout près de la tête du chien.

- Tu vois, dit-elle, il est bien mort. Rien que ça, c'est dégoûtant. Quand je pense qu'ils pourraient faire pareil à ma Bellonne et à son petit. Et à notre vieille Diane.