Elle empoigna le bras de Robert et continua, les dents serrées.
- Ce sont des salauds. Tu ne diras pas le contraire. Des salauds!
Robert baissait la tête. Il murmura:
- Celui-là, c'était un sale clebs, il gueulait tout le temps sans motif. Il aurait mordu tout le monde.
- C'est pas une raison. C'était son travail de chien.
- C'est vrai... À présent, c'est fini.
- Mais ça aussi, faudra leur dire. Ça aussi faudrait qu'ils comprennent que c'est dégoûtant.
Ils restèrent encore un moment à regarder le chien mort, puis Gilberte se mit à marcher sur la murette en remontant vers les ruines. Elle allait lentement, cherchant à éviter les pierres branlantes.
- Qu'est-ce que tu fais?
- Viens, tu verras.
Tout en avançant, elle secouait chaque piquet.
- Fais pas tant de bruit, dit Robert.
- À présent que le chien est crevé...
Elle s'arrêta enfin près d'un piquet plus solide que les autres.
- Aide-moi, dit-elle, je vais passer la première.
- Tu veux entrer, mais ça ne sert à rien, on peut aussi bien attendre ici.
- Mais non, tu ne sais pas par où ils entreront dans le clos. S'ils viennent par-derrière, le temps qu'on escalade et qu'on aille jusqu'à eux, ils peuvent enfoncer la porte. Le mieux c'est de se cacher dans les ruines.
Robert avait du mal à respirer. Il ne dit rien. Il ne pouvait rien dire. Tout résonnait en lui, tout faisait un vaste tourbillon comme le vent dans le Bois Noir. Il était peut-être fou, Gilberte était peut-être folle. Il ne savait même plus s'il n'avait pas inventé de toutes pièces cette histoire de cambriolage... Pourtant, le vieux Fineau était mort...
Un chien, ça peut crever sans qu'on l'empoisonne!... mais enfin, juste aujourd'hui!
- Alors, tu viens, oui?
Gilberte était de l'autre côté. Mettant un pied dans les mains de Robert, s'aidant du poteau et du grillage, elle avait pu sauter. Et Robert n'avait rien vu. Tout se passait en dehors de lui. Pourtant, un instant, il y eut comme une déchirure. Il se vit, détalant en courant et criant à Gilberte: "Débrouille-toi, c'est tout de la blague!" Mais tout ne dura vraiment qu'un instant. Déjà, il empoignait le poteau, enfonçait dans le grillage la pointe de son brodequin et parvenait à se hisser. La barrière se coucha légèrement, Robert sauta.
Les ruines étaient là. Le vent sifflait sur les pierres. Entre les tuiles, des herbes avaient poussé. Elles s'agitaient sur le ciel clair.
Ils longèrent le mur écroulé, enjambant les tas de pierres et de tuiles, et se trouvèrent bientôt devant ce qui avait dû être le portail.
Là, Gilberte s'arrêta.
- On entre? demanda-t-elle.
Robert secoua la tête. Sa gorge s'était nouée. Il avait dans la bouche une saveur amère. La lune s'était cachée, la nuit restait claire, mais l'intérieur des ruines était noyé d'ombre à cause d'un pan de toit incurvé qui gardait encore une bonne partie de ses tuiles. Ils s'accroupirent à la limite du portail et ils attendirent.
Bientôt la lumière revint et Gilberte se retourna. Robert continuait de fixer la maison de la vieille. Il ne voyait qu'elle, toute seule, sombre sur le coteau clair. Simplement, de temps à autre, passait, entre ses yeux et cette maison, la silhouette de la vieille... la vieille et son ombre... La route inondée de lumière.
Il sursauta. Gilberte venait de lui toucher l'épaule.
- Qu'est-ce qu'on voit, là-bas au fond?
Il se retourna.
- Où ça?
- Là-bas!
Elle désignait de la main le fond de la maison écroulée, l'endroit où le toit tenait encore.
- Je ne sais pas, souffla Robert.
- J'ai envie d'aller voir. Personne n'est jamais allé là-dedans depuis des années, à part la mère Vintard.
- Non, reste là. Ça peut s'écrouler.
Elle se leva pourtant.
- Continue à guetter, je reviens tout de suite.
Robert la regarda s'éloigner. Une fois au fond, elle se baissa, ramassa quelque chose, se releva puis alla un peu plus loin. Elle se retourna et lui fit signe d'approcher. Robert la rejoignit. Elle tenait une espèce de pelle en bois, qui avait dû être creusée à même une énorme bûche. Tout était taillé dans la même masse.
- Qu'est-ce que c'est? demanda Robert.
- Je crois que c'est une pelle à blé. Autrefois, ils faisaient leurs outils eux-mêmes.
Elle reposa la pelle. Robert respirait mieux. Il se baissa à son tour et ramassa un morceau de fer.
- Tiens, dit-il, c'est une crémaillère.
- Oui, la cheminée est là, tu vois, il y a des chenets aussi.
Dans cette cheminée, le vent s'engouffrait en sifflant. Robert s'approcha et regarda en l'air. C'était curieux de voir les nuages courir dans ce rectangle noir.
- Viens jusque-là!
Gilberte s'avança et regarda aussi.
- C'est drôle, hein?
- Oui, c'est drôle.
Elle s'approcha de lui, tout près, à le frôler.
- Tu n'as plus peur, hein?
- Non. - Il hésita. - Je n'avais pas peur.
Elle l'enlaça et se colla contre lui en disant:
- Je t'aime bien, tu sais. Je t'aime bien.
- Moi aussi, je t'aime bien.
Le vent chantait. Ils l'écoutèrent puis elle murmura:
- Plus tard, quand on sera mariés, on repensera à ce soir et on dira: "La nuit où on a sauvé la vieille".
Et elle l'embrassa sur la bouche, longuement, les lèvres pincées, mais en le serrant très fort dans ses bras.
21
Ils restèrent ainsi longtemps. Ils n'entendaient que le vent qui passait autour d'eux et s'engouffrait dans la cheminée. Quand ils levaient la tête, ils voyaient le défilé des taches sombres et claires. Les yeux de Gilberte brillaient quand elle penchait la tête, et pourtant, tout son visage était dans l'ombre. Le cœur de Robert battait toujours très fort, mais sa gorge était moins serrée. La nuit n'était plus insondable. Elle s'arrêtait là, à ces quelques murs. Les murs étaient noirs comme le reste de la nuit, mais ils étaient là, tout près, et ce qui se trouvait au-delà n'existait plus.
Robert n'avait pas encore recouvré vraiment la faculté de penser, mais peu à peu naissait en lui l'idée qu'ils pouvaient rester toujours ainsi; sans bouger, sans parler, avec cette bonne tiédeur qui se formait autour d'eux. Il sentait contre lui le corps de Gilberte et il lui semblait qu'il était un peu en elle.
Ils ne s'embrassèrent plus, ils ne parlèrent pas non plus, la tête de Robert était entre l'épaule de Gilberte et sa joue. Il sentait une mèche de cheveux que le vent agitait. C'était doux et tiède contre son oreille; tiède et vivant.
Ils restèrent ainsi longtemps... Et puis, soudain, dans le tumulte de la nuit il y eut un craquement.
Ils tressaillirent, leurs mains se crispèrent.
Ce n'était pas un craquement d'arbre.
- La porte, souffla Gilberte.
Elle repoussa Robert et se dirigea vers le vieux portail. Il la suivit.
- Ça y est déjà, dit-elle.
Il regarda. La porte de la ferme était ouverte.
- Ils sont dedans... On s'est laissé surprendre... Viens. Viens vite, dit-elle.
Ils enjambèrent les pierrailles et se mirent à courir. Sur le seuil, ils s'arrêtèrent.
Tout au fond, dans l'obscurité épaisse de la maison, le faisceau d'une lampe électrique éclairait un angle de table. Une odeur de lait caillé venait jusqu'à eux.
Gilberte posa un pied sur le seuil de pierre et sa chaussure heurta quelque chose qui roula en tintant. La lampe se dirigea sur eux. Ils restèrent éblouis un instant et Gilberte lança:
- Arrêtez... Arrêtez-vous... On vous dénoncera.
La voix de Serge leur arriva étouffée.